La vie de Moyses et Abraham Pinto dans la jungle amazonienne
(1879-1893)
Racontée par Abraham Pinto
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Traduit de l'espagnol par Donna Pinto-Dray et Annie Dray-Stauffer
C'est à la demande de mes chers neveux, fils de mon frère bien
aimé Moyses, ainsi qu'à celle de ma famille, que j'ai
rédigé ces mémoires. J'y raconte ma vie depuis ma jeunesse
jusqu'à cet âge avancé auquel Dieu m'a accordé de
vivre. Je le fais avec plaisir, mais je demande que ces écrits restent
uniquement dans notre famille.
Avant tout, je dois rendre grâce au Tout-Puissant qui m'a sauvé
de maints dangers et m'a donné les moyens matériels pour ne
jamais manquer de ce qui est nécessaire à une vie aisée et
tranquille. Je remercie aussi ma chère belle sœur Alegrina et mes
chers neveux, fils de mon inoubliable et adoré frère Moyses, qui
m'ont comblé de tant d'affection et de tant de bienfaits. Ils ont fait
preuve envers moi de la générosité que seul un bon fils peut
témoigner à son père. Grâces leur soient rendues, et
que Dieu les bénisse et leur donne tout le bonheur qu'ils
désirent.
Je suis né à Tanger le 27 décembre 1862. Mes parents
étaient des gens simples et affectueux. Mon père, un petit
artisan tailleur, travaillait avec acharnement pour nourrir sa nombreuse
famille. Malgré sa modeste situation, il avait réussi, par sa
bonté et son honnêteté, à s'attirer l'amitié et
même l'affection des notables de la ville.
Je me rappelle très bien du jour où j'entrai à l'école
de l'Alliance Israëlite Universelle pour apprendre les premières
lettres, à l'âge de six ans. Très appliqué et assidu,
j'étais à neuf ou dix ans, toute modestie mise à part, un
excellent élève que tous les professeurs appréciaient, ce
qui m'encourageait à être encore plus sérieux dans mon
travail. Les études n'étaient pas alors aussi approfondies
qu'elles le sont aujourd'hui, mais nous apprîmes tout ce qui fut
nécessaire à notre vie future.
J'étais un des meilleurs en hébreu et, à douze ou treize
ans, j'eus la chance d'être l'élève du Saint et
Vénéré rabbin Moses Tolédano, qu'Il repose en paix.
A treize ans, mon professeur d'anglais, monsieur Moses Haïm Nahon,
m'engagea comme assistant ou teacher, pour faire la classe à
trente ou quarante garçons et leur apprendre quelques rudiments de
mathématiques, d'espagnol, etc... J'étais payé pour cela
deux douros par mois. J'enseignai ainsi durant deux à trois ans.
C'est cette vie simple et modeste que je menai jusqu'à l'âge de
seize ans, où commença mon odyssée vers l'Amérique du
Sud.
AVERTISSEMENT
Je tiens à vous préciser, et j'en donne ma parole d'honneur, que
les récits que vous lirez dans ces mémoires, même si
certains d'entre eux peuvent vous paraître exagérés, sont
tous authentiques et entièrement exacts.
En 1864, mon oncle Abraham Serfaty, frère de ma mère, partit pour
le Brésil sur un voilier qui mit trois à quatre mois pour arriver
à
Para
. Deux ans plus tard, Elias, son frère, le suivit. Tous deux
travaillèrent là bas pendant douze ans, gagnant leur vie au prix
de dures épreuves. Ils réussirent ainsi à amasser un petit
pécule d'à peu près trois mille douros chacun et revinrent
à Tanger en 1877.
Encore célibataires, ils se marièrent alors. A la suite de
mauvaises affaires, ils dépensèrent en deux ans toute leur petite
fortune. Ils décidèrent alors de retourner à Para. En effet,
ils y connaissaient beaucoup de monde et y avaient acquis une certaine
expérience du commerce que l'on pouvait faire dans ces régions.
Le premier à partir fut mon cher oncle Elias avec sa femme. Mon
frère bien aimé Moyses avait dix huit ans à l'époque et
travaillait dans les bureaux de messieurs M. et Y. Benassayag, où il
gagnait à peine quatre à cinq douros par mois. Il décida
alors de partir avec eux. Malgré son jeune âge, mes chers parents
acceptèrent avec joie, car Elias était un homme bon et
affectueux, et ils étaient sûrs qu'il le traiterait comme un
fils.
Ils embarquèrent le 1° janvier 1879 sur un petit bateau à
vapeur qui s'appelait « James Haynes » et arrivèrent assez
vite à Lisbonne. Mon pauvre oncle Elias n'avait pas les moyens de
payer les billets pour trois personnes jusqu'à Para, ce qui aurait
coûté au moins cinquante livres. De Lisbonne, il écrivit donc à ses anciens correspondants B. et
R. de Andrada y Cunha, avec lesquels mon oncle Abraham et lui avaient
honorablement conclu toutes leurs affaires, afin qu'ils lui envoient
l'argent nécessaire au voyage.
À cette époque, les communications étaient si difficiles, et
les bateaux si rares, qu'ils durent attendre presque trois mois avant de
recevoir la somme demandée.
Pendant tout ce temps, ils vécurent misérablement, faisant des
emprunts à Moses Benchimol. Enfin l'argent arriva et ils purent,
après avoir réglé toutes leurs dettes, s'embarquer pour
Para.
Durant leur séjour à Lisbonne, mon frère Moyses se mit
à souffrir d'une fistule et ils en profitèrent pour le faire
entrer à l'hôpital San Luis et le faire opérer, si bien
qu'il en guérit complètement.
Abraham, mon autre oncle, marié avec Maknin
, soeur de Hola Abensur, avait un petit garçon d'un an, Moses
Haïm
Haïm
et était resté à Tanger. Quand ses ressources
s'épuisèrent, il décida qu' ils partiraient à leur tour
tous trois à Para, afin d'y travailler et y gagner de quoi vivre.
J'avais seize ans à cette époque, et je priai mon oncle de
m'emmener avec eux. Mes chers parents et lui acceptèrent ma demande.
Le 16 mai de cette même année 1879 où mon frère Moyses
était parti, un vendredi, nous embarquâmes sur le bateau «
Cynthia » pour Lisbonne. C'était un petit bateau de marchandises
d'à peu près deux cents tonnes, qui transportait du bétail.
Nous n'avions pas de couchettes et nous nous installâmes sur le pont
supérieur, à côté des bêtes, sur un matelas que
nous avions embarqué avec nous. Nous passâmes ainsi deux nuits,
jusqu'à notre arrivée à Lisbonne.
J'aurais trop de chagrin à vous décrire les adieux à mes
chers parents, au port. Fallait-il qu'ils fassent confiance à la
Providence, qui nous avait toujours protégés, et à la
bonté de nos oncles, pour se décider à laisser partir ainsi
leurs deux enfants ! Mon frère et moi étions en effet si jeunes
et nous les quittions pour des pays si lointains, totalement inconnus de
nous et auxquels ne nous rattachait aucune tradition, que seul leur espoir
que nous pourrions nous y construire un avenir avait pu les y pousser. Car
à Tanger, où régnaient la pauvreté et même la
misère, nous ne serions jamais arrivés à nous faire une
situation. De plus, mon père était un homme énergique, de
caractère entier et il savait maîtriser ses émotions.
Le manque d'argent ne m'avait pas permis d'emporter assez de vêtements
pour un si long voyage. J'avais tout juste deux vestes, deux pantalons en
coutil brun et des sandales. Toutes mes affaires étaient réunies
dans une petite valise achetée pour deux réaux à Tanger,
dans un échoppe miteuse. C'était tout ce que je possédais,
en plus des quatre réaux que j'avais en poche. Hélas, au moment
de monter à bord, ma valise tomba à l'eau et tout son contenu fut
mouillé.
Nous arrivâmes à Lisbonne le dimanche 18 mai. Mon oncle Jacob
Serfaty, un autre frère de mon oncle Abraham, nous y attendait. Il
vivait tantôt à Lisbonne tantôt en Espagne, où il
vendait des babioles sur les marchés.
Nous nous rendîmes directement à la rue San Pablo, au numéro
90, où vivait, au troisième étage, monsieur Moses Benchimol.
Nous y louâmes deux petites chambres au cinquième étage, en
attendant qu'arrive de Para l'argent déjà demandé par mon
oncle Elias à ses correspondants, comme je l'ai expliqué plus
haut. Mon oncle Abraham n'avait plus que deux cents pesetas en tout et pour
tout. Nous passâmes donc ainsi plus de deux mois. Je fus obligé
de vendre un des deux costumes que j'avais emportés à un certain
Haïm Cohen, de Tétouan, qui partait lui aussi avec nous à
Para. J'en avais obtenu deux douros. L'argent finit enfin par arriver de
Para et nous embarquâmes sur le « Lanfrank », vieux bateau
de commerce de cinq cents tonnes, sans aucune commodité.
Mon oncle Abraham et sa femme prirent des billets de troisième classe,
avec autorisation de se tenir en première pour s'occuper de leur
enfant. Je n'eus pas de couchette, mais je pus dormir dans la salle à
manger ou le salon. Je mangeai avec le personnel de service, une fois que
les passagers de première avaient terminé leur repas. Ainsi,
grâce à Dieu, après avoir été tellement privé
à Lisbonne, je fus très bien nourri à bord.
Nous naviguâmes plus de vingt jours de Lisbonne au port de Para et
vous pouvez imaginer le bonheur que nous ressentîmes à
l'arrivée, après un aussi long voyage sur les océans. A
peine débarqués, nous nous dirigeâmes vers la maison où
vivaient mon oncle Elias, sa femme et mon frère Moyses. Quelle joie de
nous revoir!
On nous apprit alors que Moyses avait eu une attaque de fièvre jaune
et des vomissements. Sa vie avait été en danger, au point que les
médecins n'espéraient plus le sauver. Grâce à la
Providence, il s'en était sorti et je le trouvai en excellente forme.
Il y avait, à cette époque, une terrible épidémie de
fièvre jaune à Para, un véritable fléau qui frappait
les étrangers arrivant dans ces contrées. Aujourd'hui, grâce
à Dieu, cela n'existe plus.
Jeune et ignorant, je faillis moi aussi attraper les mêmes
fièvres, le deuxième jour après notre arrivée, en
mangeant imprudemment un fruit acheté dans une boutique voisine de
notre maison. Ce fruit, que l'on appelle « mangue », était
un poison pour les étrangers. Je fus pris d'une forte fièvre, le
jour même où je l'avais avalé. Mon pauvre frère et mes
chers oncles manquèrent devenir fous en apprenant ce que j'avais fait.
Ils me donnèrent un fort purgatif, de l'huile de ricin, et, grâce
à Dieu, la fièvre céda. En peu de jours, j'allais tout
à fait bien.
Mon cher frère, qui avait une garde robe plus fournie que la mienne,
me donna un de ses costumes, et je fus ainsi plus décemment vêtu.
Mes oncles Abraham et Elias avaient déjà vécu au
Brésil. Chacun d'eux avait travaillé à son compte dans des
régions d'Amazonie très éloignées l'une de l'autre et
ils ne s'étaient presque jamais vus durant les onze ou douze ans
qu'ils y avaient passés. A leur retour à Para, ils
décidèrent de s'associer et fondèrent une société
appelée « Les frères Serfaty » ( Serfati Irmaõ ). Nous restâmes à Para plus d'un
mois, le temps nécessaire à l'achat de marchandises d'une valeur
d'environ deux cents livres, somme dont leurs anciens correspondants leur
firent crédit. Ils choisirent comme lieu de résidence un petit
village, très loin de Para, à environ mille cinq cent milles en
remontant l'Amazone, qui s'appelait Teffe.
Nous embarquâmes alors, nous et nos marchandises, sur un petit bateau,
l'« Augusto ». La veille de notre départ de Para, alors que
nous étions déjà à bord et sur le point d'appareiller,
on sonna l'alarme : le bateau était en train de sombrer. Une valve du
moteur étant restée ouverte, il était presque rempli d'eau.
On demanda de l'aide et, heureusement, on parvint à le vider.
Grâce au ciel, nos marchandises qui étaient dans une autre cale,
ne furent pas mouillées.
Nous naviguâmes à peu près vingt cinq jours depuis Para
jusqu'à Teffe, faisant escale dans plusieurs villages qui se
trouvaient sur notre route, Santarem, Ovidus, Coary etc.…pour y
décharger une partie de nos marchandises.
Je me rappelle avec plaisir que, dans le port de Coary, situé à
l'intérieur d'un lac, où nous restâmes une journée,
nous réussîmes, je ne sais comment, à nous procurer une
corde et des hameçons. Les poissons étaient si abondants dans ce
lac, que, sans effort et malgré notre inexpérience, nous
pêchâmes, Moyses et moi, seize tambaquis qui pesaient
chacun dix à douze kilos. Ce sont des poissons très semblables
à notre mérou d'ici, aussi bien de forme que de couleur et de
chair. Nous tirâmes tant sur les cordes que nos mains en furent
blessées. Nous donnâmes tous ces poissons au cuisinier de notre
bateau, et je vous assure que nous ne goûtâmes pas un seul petit
morceau de cette pêche ! En effet, nous voyagions en troisième
classe, et il prépara le tout pour les passagers de première
uniquement.
Il y avait à bord un homme très gentil nommé Abraham
Eleazar, déjà établi à Teffe, notre lieu de
destination, qui nous donna beaucoup de renseignements sur ce très
pittoresque port auquel nous finîmes par arriver.
Situé à l'intérieur d'une immense baie, aussi large que
celle de Tanger à Tarifa, c'était un village de quinze à
vingt cases couvertes de paille et de quatre à cinq maisons aux toits
de tuiles, qui semblaient de véritables palais à côté
des misérables huttes voisines. La population se composait d'environ
deux cent cinquante à trois cents indiens métis et de quelques
personnes civilisées. Parmi elles, la communauté juive
établie là bas comptait la famille de Salomon Lévy, natif de
Gibraltar, cousin de Mama Hana, Doña Tomasia, sa femme et son fils
Youyou. Il y avait aussi Léon Barchilon et sa femme, en plus de notre
ami Abraham Eléazar arrivé sur le même bateau que nous.
Comme nous n'avions pas de maison, nos marchandises furent
débarquées sur la plage et laissées sous les
intempéries. Mes oncles se dirigèrent aussitôt vers la
maison de Salomon Lévy, un homme très honorable, bon et
distingué, qui nous chercha un logement.
Cette nuit là, je restai à surveiller nos marchandises
jusqu'à ce que nous puissions les transporter chez nous le lendemain.
En attendant que la maison soit prête, nous mangions chez Salomon
Lévy qui nous avait accueillis avec beaucoup de joie. Il facilita
toute notre installation.
Teffe était un petit village dont les habitants vivaient de la
pêche et du ramassage des noix de coco, très abondantes dans la
forêt autour du lac. Ils étaient très pacifiques et nous
avons toujours vécu en paix et en harmonie avec eux.
Le commerce là bas consistait à vendre nos marchandises en
échange de gomme élastique, noix de coco, salsepareille, poisson
salé, vanille, et huiles extraites des arbres de ces régions,
remèdes très efficaces contre certaines maladies. Nous
réunissions tous ces produits et les remettions à nos
correspondants à Para, qui les vendaient pour notre compte. La vie se
déroulait ainsi là bas tranquillement et pacifiquement, sans
aucun incident. De plus, la main d'œuvre ne nous coûtait presque
rien.
Quelques jours après s'être établis là bas, mes oncles
achetèrent un canot et y firent élever un petit toit de feuilles
de palme. Ils louèrent des rameurs indiens, installèrent des
marchandises variées pour une valeur de cinquante livres environ, et
envoyèrent mon frère Moyses faire du colportage sur ces fleuves.
Ce colportage consistait là bas à naviguer en canot sur l'une de
ces rivières ou l'un de ces lacs et commercer avec tous les
propriétaires des huttes que l'on trouvait le long des rives, leur
achetant leurs produits en échange des marchandises que l'on
transportait dans le canot. Ce fut sans aucune habitude ni expérience
de tout cela que mon frère se lança dans ces aventures, s'en
remettant à Dieu.
Il resta absent de Teffe quinze à vingt jours et revint après
avoir fait quelques petites affaires qui donnèrent satisfaction à
mes oncles. Il continua ainsi ces voyages durant quelques mois, s'habituant
peu à peu et augmentant chaque fois plus les bénéfices.
Quelques semaines plus tard, ce fut à mon tour de faire comme mon
frère : un autre canot, d'autres petits voyages, etc....
Après six mois de séjour à Teffe, et après voir acquis
l'expérience de ces petits voyages, ils décidèrent de nous
envoyer plus loin, sur un canot plus grand, avec plus de marchandises. Mon
frère Moyses se dirigea vers le fleuve Javari, distant de Teffe de dix
à douze jours de navigation, sur un petit bateau à vapeur qui
emmenait à sa remorque le canot avec ses marchandises, qu'on lui remit
à son arrivée.
Il remonta alors le Javari durant les six mois environ que dure la
récolte de caoutchouc, seul produit que l'on trouve le long de ce
fleuve. Quand la marchandise était épuisée, il demandait
à Teffe de nouveaux produits et remettait en même temps la gomme
qu'il avait achetée. Une fois la récolte terminée, il
retourna à la rame depuis le Javari jusqu'à Teffe et en profita
pour faire quelques affaires avec les habitants des rives de l'Amazone.
Cette descente depuis le Javari jusqu'à Teffe durait souvent vingt
à trente jours.
Quant à moi, ils me donnèrent un autre canot avec d'autres
produits et m'envoyèrent à la remorque d'un autre bateau, dans
les mêmes conditions que mon frère, mais vers une destination
différente, la haute Amazonie, à la frontière du Brésil
et du Pérou, en un lieu appelé Tabatinga. J'y débarquai avec
mon canot dans lequel je disposai mes marchandises, et de là, je
descendis l'Amazone, faisant mes petites affaires avec tous les indiens
établis dans les cases le long des rives, jusqu'à rejoindre
Teffe. Mon périple dura presque deux mois et je le fis deux à
trois fois jusqu'au début de 1880, quand s'acheva la récolte de
caoutchouc de cette année là.
C'est avec une très grande joie que mon frère et moi nous
retrouvâmes de nouveau à Teffe, après une séparation de
six à sept mois. Nous avions eu à affronter de multiples
incidents et dangers, aussi bien dans ces forêts
impénétrables, où vivaient tant de bêtes féroces,
que sur ces rivières tumultueuses. Grâce à Dieu, malgré
notre manque d'expérience de ce mode de vie et tous ces périls,
les petites affaires que nous fîmes donnèrent quelques
résultats et nos oncles en furent très contents.
Entre février et avril 1880, nous nous reposâmes à Teffe et
en profitâmes pour calfater et repeindre nos canots en vue de
reprendre notre travail pour la nouvelle récolte de gomme de
caoutchouc, qui avait lieu de mai à décembre.
Comme nous avions déjà quelque expérience de cette nouvelle
vie, nous nous lançâmes dans des affaires plus importantes et
nous dirigeâmes vers des fleuves plus lointains pour faire ce
commerce. Mon frère mit son canot à la remorque d'un bateau qui
se dirigeait vers le fleuve Jurua, distant de Teffe d'un mois de navigation
environ, avec beaucoup de marchandises à son bord. Arrivé à
ce fleuve, on lui livra son canot et ses produits, et il passa six à
sept mois à monter et descendre ce fleuve, commerçant avec tous
les riverains.
Je fis de même et me dirigeai vers un autre fleuve, le Javari.
Mon frère et moi restâmes tout ce temps sans nous voir,
jusqu'à nous retrouver à Teffe, une fois la récolte de
caoutchouc terminée.
Pour ces voyages, nos oncles nous fournissaient, en associés, pour
quelques centaines de livres de marchandises, et nous leur donnions la
moitié des bénéfices.
Je ne peux vous décrire notre joie quand nous envoyâmes enfin
pour la première fois de l'argent à nos parents, à Tanger.
Il s'agissait de quatre livres environ et à chaque Pâques par la
suite, nous envoyâmes trois à quatre livres à notre
père et autant à notre mère. Plus tard, nous leur
établîmes une rente, par l'intermédiaire de nos oncles, de
deux livres pour notre mère et de cinq livres pour notre père.
Tous les trois à quatre mois, nous recevions des lettres d'eux et leur
écrivions depuis ces lointaines contrées. Je vous laisse imaginer
le bonheur que nous ressentions, eux comme nous, à la lecture de ces
lettres. Durant ces voyages, nous affrontions nombre de difficultés et
de dangers, aussi bien dans la forêt que sur les rivières. J'en
raconterai quelques uns au fur et à mesure de ce récit.
Notre éloignement ne nous servit pas d'excuse pour oublier la religion
de nos parents, et, en quittant Tanger, chacun de nous avait amené
avec lui le Livre de Kippour pour célébrer ce jour comme il doit
l'être. Avant de partir de Teffe pour une destination quelconque, nous
notions la date de ce jour Saint pour le célébrer en quelque lieu
où nous nous trouverions.
A plusieurs reprises, alors que chacun de nous voguait avec son canot sur
le Jurua et malgré la distance de deux ou trois mois de navigation qui
nous séparait, mon frère et moi nous écrivions et combinions
d'avance de nous retrouver deux ou trois jours avant Kippour pour le
célébrer ensemble. Nous construisions alors avec nos rameurs une
petite hutte dans un lieu isolé de la forêt et là nous
célébrions la nuit et le jour de Kippour. Nous allumions des feux
que nos rameurs alimentaient toute la nuit pour chasser les fauves et les
serpents. Ces hommes faisaient le guet, chacun avec son fusil «
Winchester », pour tirer au cas où l'une de ces bêtes
s'approcherait de nous. Les deux canots étaient amarrés à la
rive du fleuve.
Un soir de Kippour, nos ouvriers tuèrent un jaguar près de notre
hutte. Cela ne nous empêcha pas de continuer nos prières !
A Tanger, j'avais un ami d'enfance, fils du Rabbin Josua Toledano, un homme
très bon, père de Gimol Toledano, mariée avec Jacob Nahon.
Ce jeune de mon âge, le frère de Gimol Toledano, avait envie de
partir avec moi au Brésil quand je quittai Tanger mais son père
le lui refusa. Avant mon départ, ce dernier me fit appeler et me pria
de ne pas encourager son fils à faire ce voyage, ce que je lui promis
et, en effet, il ne vint pas avec moi.
Un an plus tard, en 1880, alors que j'étais sur le Javari, je le vis
arriver sur un bateau et il me rejoignit sur mon canot. Je vous laisse
imaginer ma joie d'avoir auprès de moi un ami si cher, aussi loin de
chez nous. Ce garçon s'appelait Mimon Toledano. On l'appela au
Brésil Mauricio. Il resta avec moi deux ans et je fus très
chagriné quand il tomba malade et retourna à Teffe où il
mourut.
Le mois de son arrivée sur le Javari, nous nous dirigeâmes, la
veille de Kippour, vers une cabane inhabitée sur la rive du fleuve.
Là, nous allumâmes une petite bougie et commençâmes nos
prières quand, brusquement, nous entendîmes les cris de nos
hommes de peine nous demandant de fermer la porte, puis plusieurs coups de
feu. Pour finir, ils nous crièrent de rouvrir et nous trouvâmes,
devant la porte, un énorme jaguar qu'ils venaient de tuer.
Lorsque la récolte de caoutchouc prit fin sur le Javari, je dus
retourner à Teffe. La récolte commençait
généralement en juillet et s'achevait en janvier.
Le fleuve Javari forme la frontière avec le Pérou. La rive gauche
appartient au Pérou et la rive droite au Brésil. C'est un fleuve
qui n'est pas très large, 250 mètres environ, mais très
profond et sa longueur est de 800 milles environ. De là il se divise
en trois branches
: le Tarahuaca, l'Envira et le Javari, fleuves qui ne sont pas très
profonds mais très longs. L'Envira traverse une partie du Pérou
et de l'Equateur, en passant par un point appelé Nazareth, au
Pérou.
J'avais débarqué de mon canot quand apparut un petit bateau,
venant de Para et se dirigeant vers Iquitos en faisant de nombreuses
escales. Fatigué de cette expédition de six ou sept mois, je
voulus prendre quelques jours de repos en m'embarquant pour Iquitos,
village péruvien distant de cinq jours environ de notre point
d'amarrage sur le Javari. Je laissai donc mon canot à Nazareth et
continuai le voyage en « touriste ».
Le jour suivant notre sortie du Javari, nous arrivâmes en un lieu
nommé Tabatinga, une forteresse brésilienne limitrophe du
Pérou. Située sur la rive de l'Amazone, elle était le
siège d'une garnison composée de quatre soldats et un commandant,
avec deux canons très anciens.
Le bateau devait inévitablement y faire escale et demander
l'autorisation de continuer vers le Pérou. Nous devions y passer la
nuit et repartir le lendemain matin. Je décidai de débarquer pour
faire une petite promenade dans le village qui comprenait en tout et pour
tout une baraque pour le commandant, une autre pour les quatre soldats et
une dernière où, à mon grand étonnement, je trouvai
Haïm Nahon de Tétouan, à qui j'avais vendu l'année
précédente, à Lisbonne, mon costume de coutil.
Ce ne fut pas une mince surprise pour nous deux que de nous retrouver en un
lieu si éloigné du monde! Il s'était établi là,
tenant une petite boutique et faisant du commerce avec les pêcheurs et
les caucheros (collecteurs de caoutchouc)
de passage dans ces lointaines contrées.
Il m'offrit à manger une boite de sardines et quelques
cuillérées de farine de manioc puis il insista pour que je passe
la nuit avec lui, puisque le bateau ne partait que le lendemain matin.
Je m'installai donc dans un hamac et là, je passai, comme vous allez
le voir, une « délicieuse » nuit. Il avait, lui, une
moustiquaire mais pas moi. Je dormis profondément. Au matin, quand je
voulus sortir mes pieds du hamac, je n'y parvins pas : un de mes pieds y
adhérait par une sorte de colle, et je peux dire que c'est ce qui m'a
sauvé la vie. Comme il faisait sombre et que je me sentais très
faible, je l'appelai pour qu'il ouvre la porte afin que je puisse voir ce
qui se passait. Je me rendis alors compte qu'il y avait par terre une
grande flaque de sang et que l'un de mes pieds était tout
ensanglanté : une chauve souris avait passé toute la nuit à
sucer mon sang sans que je n'en aie ressenti aucune douleur. Après
qu'elle se fût rassasiée, le sang continua à couler par la
blessure et je dus faire un mouvement du pied. L'orifice fait par la chauve
souris se colla alors au hamac, qui fit office de tampon, stoppant
l'hémorragie.
De Tabatinga, nous nous dirigeâmes vers un petit village appelé
Loreto, où était établi le consul général du
Brésil, en territoire péruvien. Nous continuâmes notre
voyage en faisant escale en divers points comme Pebas, Manai, etc...
jusqu'à arriver à Iquitos.
Je fis de nombreuses fois, en canot, ce voyage à partir d'Iquitos
jusqu'à Manaos et Para en passant par divers points de la Haute et de
la Basse Amazone et par Teffe. Vous pouvez en lire le récit
minutieusement décrit par Jules Vernes dans son livre « La
Jangada ».
Iquitos dans les années 1880, était un petit village d'à peu
près cent habitants, avec quelques cases aux toits de paille et deux
ou trois maisons couvertes de tuiles. Je peux dire, qu'avec l'aide de Dieu,
ce fut ce voyage à Iquitos, entrepris dans le seul but de me reposer,
qui décida de notre fortune. Car Iquitos, bien que très pauvre,
était situé en face de l'embouchure de quatre fleuves très
riches en divers produits, caoutchouc et autres ressources qu'il me serait
difficile d'énumérer.
Ce petit coin me plut beaucoup. Les habitants, très pacifiques,
parlaient naturellement espagnol, ce qui m'enchanta. Il me semblait
être parmi les miens. Nous passâmes là huit jours,
comblés de cadeaux par les habitants et nous appréciâmes
beaucoup ce séjour. Je revins par le même bateau à mon
embarcation et continuai mon voyage de retour vers Teffe.
Quand j'eus la joie de retrouver mon frère Moyses à Teffe, je lui
racontai mon voyage à Iquitos et lui décrivis tout ce que j'y
avais vu. Je lui dis aussi qu'il me paraissait très prometteur pour
notre avenir de nous y installer.
Il était toutefois trop tôt encore pour réaliser ce projet.
Nos affaires n'étaient pas bien importantes et nous étions
toujours associés à nos oncles. Nous poursuivîmes donc, dans
les mêmes conditions, jusqu'en 1882. Nous avions gagné ainsi
environ 600 livres. Nous décidâmes alors de mettre un terme
à notre association avec nos oncles et nous leur donnâmes la
moitié de cette somme.
Avec notre petit capital de 300 livres et une recommandation de la maison
mère de Para, mon cher frère Moyses partit dans cette ville pour
acheter pour 800 livres de marchandises, les 300 de notre capital et 500
dont on nous fit crédit. Nous devînmes alors indépendants,
travaillant à notre propre compte.
J'ai le plaisir de vous apprendre que j'ai gardé ici, à nos
bureaux, écrits de la main même de mon cher Moyses, la
première facture que nous firent nos oncles en 1879, pour une valeur
de 50 livres environ, ainsi que le bilan de notre association avec eux,
où apparaissent les bénéfices dégagés pendant ces
deux ou trois ans de collaboration. Je les ai montrés à Momo, il
y a quelques jours.
Avec les marchandises rapportées de Para, nous nous installâmes
dans un tout petit village qui s'appelait « Caisara », distant de
Teffe de soixante à soixante dix milles. Nous y louâmes une
cabane et nous ouvrîmes notre entreprise.
A partir de là, durant la période de récolte du caoutchouc,
nous embarquions chacun sur un fleuve différent pour la saison. Nous
nous répartissions la marchandise et fermions notre comptoir de
Caisara jusqu'à notre retour, six à sept mois plus tard.
Généralement, mon cher frère se dirigeait vers le Jurua et
moi vers le Javari, distants l'un de l'autre de mille milles. Plus tard,
nous travaillâmes tous deux sur le Jurua, car le Javari était
moins riche, chacun sur son canot. Nous ne nous rencontrions qu'une seule
fois car les distances étaient très grandes.
Nous continuâmes ainsi jusqu'en 1888, date à laquelle je parvins
enfin à convaincre mon frère de nous installer à Iquitos.
Nos affaires, à cette époque, étaient en pleine expansion et
nos correspondants étaient très satisfaits de nous. Mon
frère se décida alors à descendre à Para pour acheter
des marchandises d'un montant de quarante contos (ce qui est
à peu près quatre mille livres). Il les transporta ensuite à
Iquitos, où il n'y avait pas encore de douane, dans le but de nous y
fixer. C'est ainsi qu'il mit un terme à ses périples en bateau,
et que nous établîmes nos affaires au Pérou.
Pour ma part, je poursuivis mon travail en canot sur le Jurua jusqu'en
1893, dernière année de cette vie si périlleuse qui s'acheva
avec le naufrage de la chaloupe « Presidente de Para ». J'y
perdis tout ce que je possédais, marchandises et caoutchouc, qui
n'étaient pas assurés, bijoux destinés à la vente,
argent, livres, et jusqu'aux babouches que j'avais aux pieds.
Comme le bateau avait fait naufrage près d'une plage, tous les
passagers se jetèrent dans la rivière et gagnèrent la rive
en nageant. Je fus le seul à rester à bord. Ne sachant pas nager,
j'avais peur de sauter à l'eau. Je sentais le bateau s'enfoncer peu
à peu et me cramponnais au mât de proue. A terre, tout le monde
me criait de me jeter à l'eau, ce que je finis par faire en m'en
remettant à Dieu. J'étais en train de me noyer quand l'un des
passagers me sauva.
Je vais vous raconter maintenant un épisode intéressant survenu
durant cette période. Vous allez voir aussi combien le monde est
petit.
Lors de mon premier voyage de Teffe au Javari, en 1881-1882, nous
arrivâmes dans un petit village, Tomantinos, où étaient
établis Rafaël Foinquinos et sa femme, Sara Attias, dont la
fille, Rahma, vit toujours à Tanger. C'est là qu'embarqua le
capitaine Acevedo, le maire de cet endroit. Le capitaine du bateau
était un officier de la marine de guerre brésilienne très
bien éduqué, fin et aimable, et par respect envers monsieur le
maire, il ne se mit pas à table, pas plus que nous, les passagers,
avant son arrivée. Apparut alors un monsieur en caleçon…
qui aimait beaucoup la cachaça
: il en avait oublié de mettre son pantalon !
Au retour de mon voyage de Javari à Teffe, je repassai par Tomantinos
et après une heure de descente en canot, je vis de loin une grande
plage, peut être plus grande encore que celle de Tanger, avec
plusieurs petites huttes, ce qui était insolite en ce lieu. Je
m'approchai et vis une foule de gens très affairés à des
travaux que je ne connaissais pas. Je débarquai et appris alors qu'ils
étaient occupés à fabriquer de la manteigna, c'est
à dire de l'huile d'oeufs de tortue géante. C'est très
curieux et je vais vous le raconter en détails.
Au mois de septembre-octobre, les municipalités de Tomantinos et de
Forteboa, également proches de cette plage, installaient un gardien
dans une petite hutte. Il avait pour mission d'éloigner toutes les
embarcations remontant ou descendant le fleuve, afin d'empêcher tout
bruit de rames qui aurait pu chasser les tortues géantes qui allaient
venir y déposer leurs œufs.
Par une nuit bien éclairée par la lune, une tortue géante
sortait du fleuve et faisait un tour de reconnaissance le long de la plage.
Le jour suivant, les traces de ses pattes étaient visibles sur le
sable. Le gardien devait rester très silencieux, sans même
allumer de feu dans sa hutte. La nuit suivante, la même scène se
reproduisait. La troisième nuit enfin, un immense troupeau de
plusieurs milliers de tortues sortaient du fleuve pour déposer leurs
œufs sur la rive. Les habitants de cette plage disaient qu'on pouvait
en compter jusqu'à vingt mille.
Les tortues creusaient dans le sable un trou de trente à quarante
centimètres de profondeur, avec leurs pattes antérieures ou
postérieures, et y déposaient leurs œufs, quatre-vingt
à cent vingt œufs pour chacune d'entre elles. Puis elles les
recouvraient de sable, qu'elles tassaient avec leur poitrine. La plage
était ainsi littéralement farcie d'œufs. L'œuf de
tortue géante est rond et de la dimension d'un œuf de poule ; son
jaune est presque entièrement constitué d'huile.
Dès que les tortues avaient fini d'enterrer leurs œufs, des
centaines de personnes, cachées dans leurs canots dans un coin de la
plage, débarquaient et se précipitaient pour les renverser sur le
dos afin de les empêcher de fuir. Ils les transportaient ensuite dans
la forêt toute proche, et les déposaient à l'ombre, toujours
le ventre à l'air, afin de les préserver du soleil très
intense qui leur est néfaste.
Quelques unes arrivaient à s'échapper et retournaient vers le
fleuve pour se jeter à l'eau. Mais elles allaient alors au devant d'un
autre danger : au bord de la plage, une rangée de crocodiles les
attendait pour s'en régaler.
Quant à celles qui avaient été déposées dans la
forêt, elles n'étaient pas sauvées pour autant : là, ce
sont les jaguars qui accouraient pour s'en faire un festin. Il n'était
pas rare de rencontrer l'un de ces petits animaux quand on allait en
chercher quelques unes pour notre consommation. Mais le Winchester, que
nous ne lâchions ni de jour ni de nuit, trouvait là toute son
utilité !
Voici comment on fabriquait cette huile de tortue : les indiens
remplissaient les canots, restés sur les bords du fleuve, de ces
œufs, qu'ils déterraient très facilement avec une pelle.
Puis ils les ouvraient avec des piques de bois, y mélangeaient une
certaine quantité d'eau et les laissaient exposés au soleil. Le
jour suivant, une nappe d'huile d'une épaisseur de plus d'un pouce
apparaissait. Ils la recueillaient et la faisaient bouillir dans des
chaudrons, sur des feux aisément allumés avec du bois de la
forêt. Ils la versaient pour finir dans des bidons de vingt litres
environ, qu'ils se procuraient à cette fin, et les soudaient. L'huile
était désormais prête à être exportée.
Très savoureuse, elle était utilisée aussi bien pour la
cuisine que pour le graissage des bateaux sillonnant les fleuves.
Pour ma part, dès que je vis tout cela, je ne perdis pas de temps
à paresser : avec mes deux rameurs, j'allai dans la forêt couper
quatre pieux assez solides que nous enfonçâmes dans le sable de
la plage puis avec des feuilles de palme, nous fîmes un toit assez
épais pour nous protéger du soleil et de la pluie. J'attachai
ensuite mon hamac à deux de ces pieux. J'avais ainsi ma propre maison.
Enfin, je déchargeai de mon canot le peu de marchandises qu'il me
restait, ainsi que le caoutchouc que j'avais acheté, et je
déposai le tout dans ma baraque.
Une fois le canot vide, nous commençâmes à faire comme les
autres et ainsi, pendant les trois mois que je restai sur cette plage, nous
fabriquâmes, mes rameurs et moi, dans les soixante bidons de cette
huile. J'achetai les bidons vides à des commerçants qui se
tenaient sur la plage. Ils coûtaient un shilling chacun. J'en achetai
de plus à crédit environ deux cents, déjà pleins,
à d'autres commerçants et les payai avec des ordres de virement
du compte de mes oncles à Teffe. J'embarquai le tout dans le premier
bateau pour Para qui jeta l'ancre en face de la plage, à destination
des correspondants de mes oncles. Ce fut ma première affaire de
quelque importance. Elle se révéla désastreuse. Je perdis,
lors de la vente à Para, un tiers de leur valeur d'achat. Le
marché avait été inondé, en effet, par un apport trop
massif de cette huile, en provenance de plusieurs autres plages de
l'Amazonie, ce qui fit baisser les prix. Chaque bidon valait environ une
livre.
Après être restés trois mois sur cette plage, nous
l'abandonnâmes en raison de la crue du fleuve qui l'inondait. En
outre, il n'y avait plus d'œufs puisque tous ceux qui restaient
s'étaient transformés en petites tortues qui sortaient peu à
peu des trous de sable et se dirigeaient vers le fleuve. Sur le rivage, un
autre banc de crocodiles les attendait et ils en avalèrent des
milliers. Quant à nous, nous en ramassâmes plusieurs paniers et
chargeâmes nos canots avec toutes les tortues que nous pouvions
emporter. Bouillies, elles faisaient un met très savoureux. Celles qui
restaient, environ une centaine, nous les retournâmes et elles se
remirent elles même à l'eau.
J'en reviens maintenant à l'épisode intéressant que je
voulais vous raconter.
Pendant que j'étais occupé à la fabrication de l'huile
d'œuf de tortue, un bateau d'environ trois cents tonnes qui s'appelait
« Morrua » jeta l'ancre en face de notre plage. Un canot en
sortit et se dirigea vers la plage. Nous étions intrigués par ce
que pouvait vouloir son passager. Un officier nous demanda alors, au nom du
commandant, de lui vendre quelques tortues pour le repas de
l'équipage. Nous lui répondîmes que nous ne vendions pas de
tortues mais qu'il pouvait aller dans la forêt et en remplir son canot
sans rien payer. Pour nous remercier de notre désintéressement,
le commandant nous invita à déjeuner à bord, ce que huit
à dix d'entre nous acceptèrent. On nous servit de la viande de
bœuf dont nous étions privés depuis longtemps, puisque sur
la plage, nous nous nourrissions uniquement de tortues et de poissons.
Le propriétaire du bateau, un colombien qui s'appelait le
général Reyes, était à bord. Il se dirigeait de Para
vers le fleuve Putumayo, distant de Para de plus de trois mille milles
marins. C'est un affluent de l'Amazone, proche d'Iquitos, que je connais en
partie. Il n'est pas très large mais très profond, navigable sur
six cents à sept cents milles en aval. Au delà, il y a des chutes
d'eau et de très hautes montagnes.
Ce fleuve s'étend sur trois pays : il appartient au Brésil depuis
son embouchure jusqu'à une distance de cent cinquante milles ; Il y a
là un poste militaire portant drapeau brésilien, avec quatre
à cinq soldats et un commandant. Ensuite, de là jusqu'à deux
cents milles en amont où il y a un autre poste militaire, il
appartient au Pérou. A partir de là enfin, jusqu'à sa
source, il appartient à la Colombie et presque toute cette région
est couverte de quinquina. On extrait la quinine de l'écorce de cet
arbuste.
Savez-vous comment on a découvert les effets de la quinine ? Je vais
vous rapporter ce qu'on en racontait là bas :
Un missionnaire marchant dans la forêt pour convertir les braves
indiens, rencontra l'un d'eux étendu par terre avec une forte
fièvre. Cet homme s'approcha d'une mare et en but l'eau. Quelques
heures plus tard, il allait tout à fait bien. Intrigué, le
missionnaire essaya de faire boire la même eau à d'autres indiens
qui brûlaient de fièvre. Il constata de nouveau que tous
guérissaient. Il remarqua alors qu'un arbre était tombé dans
cette mare et que son écorce - le quinquina dont on extrait la
quinine- trempait dans l'eau.
Revenons-en maintenant au général Reyes. Il avait dans cette
région quelques centaines d'indiens qui récoltaient l'écorce
de ces arbres puis la chargeaient sur son bateau pour Para. De là, il
l'expédiait en Angleterre et en Amérique du Nord. En ce temps
là, la quinine avait beaucoup de valeur. Il amassa une grande fortune
au cours des trois ans que durèrent ces voyages.
Une fois enrichi, il retourna dans son pays. A Bogota, il se consacra
à la politique et devint même président de la Colombie.
Durant sa présidence, un de ses frères alla à Iquitos
traiter diverses affaires commerciales restées en suspens et y mourut.
Son frère, le président, pria le gouvernement péruvien de
faire transporter le corps à Para puis de là à Bogota. La
municipalité d'Iquitos, le préfet et d'autres autorités
ainsi que les notables de cette ville, accompagnèrent le cadavre du
frère du président et l'embarquèrent sur un navire de guerre
à destination de Para.
Le voyage de Para à Bogota était très long et compliqué
: il fallait descendre l'Atlantique depuis Para jusqu'à Valparaiso et
de là remonter le Pacifique jusqu'à l'embouchure du fleuve «
Magdalena », où est située la capitale de la Colombie,
Bogota
.
Bien des années plus tard, en 1910, nous étions, Préciada,
ma femme, et moi, assis dans le patio de l'hôtel Carlton de Vichy. A
côté de nous, se tenaient deux petits vieillards. J'appris qu'il
s'agissait de l'ex-président Reyes et de sa femme, qui vivaient en
France, retirés de la vie politique. J'allai vers lui et lui dis :
« Mon général, je me permets de venir à vous afin de
vous faire savoir que je fus l'un de ceux qui accompagnèrent le corps
de votre frère à bord d'un navire de guerre péruvien, depuis
le cimetière d'Iquitos jusqu'à Para,». Il se leva, prit une
chaise, me pria de m'asseoir près de lui et me demanda de lui raconter
tous les détails de ce voyage. Il voulut savoir si je venais d'Iquitos
et si j'étais péruvien. Je lui appris que j'avais
résidé à Iquitos où j'avais eu mes affaires, plusieurs
années auparavant, que je n'étais pas péruvien mais natif de
Tanger. Il me demanda alors si je connaissais à Tanger un ancien
ministre de son gouvernement qui y vivait, ce qui était le cas. Sa
femme se lia d'amitié avec Préciada. Elles sortaient ensemble
tous les jours. Peu de temps après, il partit à Paris. Vous voyez
bien à quel point le monde est petit !
Je dois vous préciser ici que plusieurs mois avant le naufrage du
« Presidente del Para », nous étions déjà
établis à notre compte, sans qu'il ne nous soit plus
nécessaire de recourir aux correspondants de Para. En effet, ceux ci,
la Maison Bento, s'étaient bien enrichis et avaient vendu leur
affaire. Puis, ils étaient partis pour le Portugal. Leurs successeurs
ne purent, ou ne voulurent, nous accorder les crédits que la maison
Bento avait pour habitude de nous allouer. Nous soldâmes alors nos
comptes avec eux. Nous leur devions à peu près trois mille cinq
cents livres. Nous leur donnâmes des traites échelonnées de
trois mois en trois mois, que nous leur payâmes religieusement, ainsi
que les intérêts… et même les timbres de ces lettres
de crédit! Désormais, nous étions donc indépendants.
Au bout de quelques mois, nous avions réussi à réunir, entre
Iquitos et Teffe, la somme de deux mille livres, obtenue à partir du
paiement des sommes que l'on nous devait et de la vente de quelques
marchandises. J'avais utilisé cet argent pour acheter des produits
à Para pour ma saison de récolte du caoutchouc sur le Jurua et
les avais emportés, comme d'habitude, sur mon canot, à la
remorque du bateau.
Ce fut à ce moment là que le naufrage eut lieu et je perdis tout
ce que je possédais, excepté les marchandises que nous avions
à Iquitos où était resté mon frère Moyses, votre
père. Sans nouvelles de moi depuis plusieurs mois, il ignorait tout ce
qui était arrivé. Nous étions, en effet, à une grande
distance l'un de l'autre puisque pour aller du Jurua à Iquitos, nous
avions du descendre du Jurua à Manaos, puis de là à Iquitos,
c'est à dire naviguer pendant un mois environ.
Notre chaloupe avait sombré sur une plage et nous y restâmes,
pris en charge par un habitant de ces lieux, jusqu'à ce qu'arrive un
bateau de Manaos qui se dirigeait vers le haut Jurua. Il prit tous les
naufragés à son bord et là, j'eus la stupéfaction, et
la plus grande joie, de trouver, parmi les passagers, mon oncle Elias, qui
me fit fête… et me donna des vêtements, puisqu'il ne me
restait plus qu'un pantalon et une chemise.
Le caoutchouc, à cette époque, était au prix très bas,
qu'il n'avait jamais atteint, de mille huit cents reyes le kilo. Ce prix me
paraissait si bas qu'il me sembla ne pas pouvoir durer. Le marché
devait donc forcément remonter. Je me mis alors à acheter à
tout va du caoutchouc à crédit, payant avec des traites à
quatre-vingt-dix jours. Nous étions très connus sur le Jurua, et
l'on nous faisait facilement crédit. J'en achetai ainsi une très
grande quantité, que j'envoyai à Para et Manaos, avec l'ordre
formel de ne le vendre que quand j'en donnerai instruction.
Une fois la saison terminée, je descendis à Teffe sur le
même bateau, et durant tout le trajet, nous rencontrâmes
plusieurs navires qui sillonnaient le fleuve et venaient de Manaos et de
Para. Nous arrêtions chacun d'eux pour demander le prix du caoutchouc.
On m'annonça tout d'abord une légère hausse. Puis d'autres
informations suivirent : les hausses se faisaient de plus en plus
importantes. C'était au point que, lorsque j'arrivai à Teffe, mon
lieu de résidence, le prix de la gomme était de six mille reyes, soit trois fois et demi sa valeur initiale d'achat. Mon
frère n'avait toujours pas de mes nouvelles. Ce n'est qu'après
plusieurs mois seulement qu'un bateau en provenance de Para arriva au port
d'Iquitos et que plusieurs commerçants, anxieux de connaître les
nouvelles, (et la principale d'entre elles était le prix du
caoutchouc), se dirigèrent vers le quai. Avant même que le bateau
n'abordât, ils se mirent à héler les passagers à bord.
L'un d'eux, bien connu de nous, annonça à Moyses que le bateau
« Presidente de Para » avait fait naufrage sur le Jurua, mais
qu'heureusement son frère Abraham était sain et sauf. Je vous
laisse imaginer l'angoisse de Moyses.
Il ferma son établissement et s'embarqua pour me retrouver à
Teffe. Mais je n'y étais pas encore arrivé. Aussi continua-t-il
son voyage jusqu'à Manaos, et là, il trouva dans diverses maisons
commerciales le caoutchouc que j'avais envoyé depuis le Jurua. Il
s'empressa de le vendre, de peur que le prix ne baisse de nouveau et il
paya toutes les traites que j'avais signées. Nous fîmes un
bénéfice de huit mille livres.
En arrivant à Teffe, on m'apprit que Moyses était passé et
qu'il était maintenant à Manaos. Je continuai donc mon voyage en
bateau et je ne pourrais vous décrire notre joie à tous deux de
nous revoir. Tous ces événements eurent lieu en 1892.
J'annonçai alors à votre père que j'étais
épuisé par ce travail en canot, et qu'il valait mieux liquider
nos affaires à Teffe et sur le Jurua pour bien nous établir
à Iquitos.
Ainsi s'achevèrent ces quatorze années de travail à bord de
mon canot. J'y avais eu une vie très éprouvante et pleine de
risques. Je remercie le Tout-Puissant pour tous ses bienfaits.
Avant de vous raconter ce qu'il en fut de nos nouvelles affaires à
Iquitos et du voyage de Moyses à Tanger la même année, je
voudrais vous relater un des incidents que j'ai vécu sur le Jurua,
alors que je naviguais sur mon canot :
Il y avait dans cette région un individu, voleur et assassin, qui
terrorisait toute la contrée. Il entrait dans les baraques et, usant
de sa force, prenait tout ce qu'il voulait. Tout le monde le craignait.
Malgré tous mes voyages sur le fleuve, je ne l'avais encore jamais
rencontré.
Un jour que j'abordai près d'une baraque au bord du fleuve, un petit
homme s'installa à la proue du canot. J'étais assis à la
poupe, sous une bâche.
Il m'interpella : « Eh, juif, donne-moi de la cachaça
».
« Tu vas tout de suite sortir de mon canot », lui
répondis-je.
Il s'étonna : « Tu ne sais pas qui je suis ? ».
- « Qui que tu sois, sors tout de suite de mon canot », lui
rétorquai-je
Il se présenta alors « Sais-tu que je suis la terreur du Jurua ?
»
Comprenant de qui il s'agissait, je sortis mon fusil Winchester qui
était à côté de moi, et le visai en lui
répétant de sortir du canot. Ce genre de personnage portait
toujours sur lui un poignard très effilé, qu'il lançait de
loin sur ceux qu'ils voulaient tuer. Mais il n'en fit pas usage. Il se
contenta de me dire que j'étais « un brave juif », le
premier juif vaillant qu'il avait rencontré. Il s'approcha de moi
très amicalement et me donna une tape sur l'épaule. Je lui donnai
la cachaça qu'il avait demandée et nous nous
quittâmes amis.
Je voudrais maintenant vous raconter une mésaventure arrivée
à l'un de mes clients, sur le fleuve Ukayali, près d'Iquitos.
C'était un espagnol, bon et honnête. Il alla un jour chasser avec
l'un de ses associés. Tous deux s'enfoncèrent dans la forêt
et y croisèrent une bande de sangliers. Ils commencèrent par en
tuer un certain nombre avec leurs fusils, jusqu'à ce qu'il ne leur
reste plus de munitions. Mais les bêtes devenaient de plus en plus
nombreuses et les entouraient de toutes parts. Se sentant menacés de
mort, ils grimpèrent chacun à un arbre. Durant toute la nuit, les
sangliers rongèrent les racines de ces arbres. L'un des deux hommes,
voulant parer à ce nouveau danger, sauta sur un arbre voisin.
Hélas les deux arbres s'écroulèrent, et l'homme fut
dévoré en un instant. Les bêtes partirent enfin, laissant la
vie sauve à mon client espagnol. Le journal Impartial de
Madrid a publié ce fait divers à l'époque, raconté par
cet espagnol et nous l'avons lu à Tanger.
Je désire aussi vous parler du piano que j'offris à ma soeur Sol.
En 1888, j'étais à bord d'un bateau à vapeur sur le Jurua,
où voyageait également un monsieur alsacien appelé Kahn,
gros commerçant à Paris, qui avait une maison à Manaos. Un
autre bateau nous doubla et me remit une lettre de ma mère. Elle
était très heureuse de m'annoncer que ma sœur prenait des
leçons de piano. Comme nous étions des gens sans beaucoup de
ressources, cette nouvelle me causa une grande joie. J'en parlai à ce
monsieur Kahn, qui partageait ma cabine, et il me proposa d'envoyer lui
même un piano à ma sœur, à Tanger. Je lui donnai
l'adresse de mon père, et, au bout de quelques mois, il m'informa de
son expédition. Je lui payai alors la facture qui se montait à
soixante livres.
Ce piano causa une véritable révolution à Tanger. Mes
parents vivaient modestement dans un petit appartement de deux pièces
et une cuisine, au dessous de la synagogue des Assayag. Vous ne pouvez pas
imaginer l'effet que cela produisit sur plusieurs de leurs connaissances
qu'une famille modeste comme la nôtre reçoive un piano Pleyel ! Personne là bas n'en possédait
d'une marque aussi renommée !
Votre mère, à mes côtés, m'empêche d'être
trop médisant et de vous raconter combien ils taquinèrent ma
mère avec ce piano. Quelques unes des plus grandes familles de Tanger,
qui avaient plusieurs filles, nous enviaient et ne laissaient pas ma
famille en paix. Tanger était à cette époque une toute
petite ville, et ces gens ne pouvaient pas supporter que la famille Pinto
commençât à sortir de l'ombre. Un samedi, l'un de ces
messieurs - il avait plusieurs filles qui lui faisaient la vie dure - alla
voir ma mère et lui en dit tant qu'elle se mit à pleurer. Ce
piano existe encore et il est maintenant chez les Labos
.
J'ai oublié bien des aventures que j'ai vécues lors de ces
voyages en canot, mais je me souviens de ce qui m'est arrivé sur le
fleuve « Japura ».
C'est aussi un affluent de l'Amazone. Il a trois embouchures : l'une
près de Teffe, l'autre au dessus de Fonteboa et la troisième au
dessous de Teffe. Ce fleuve est très large mais peu profond et il est
presque totalement inhabité car des indiens anthropophages y vivent.
Comme j'étais très aventureux, je pensai que je pouvais faire
quelques affaires le long de ce fleuve.
J'y pénétrai par l'embouchure proche de Teffe, et je ramai trois
jours en amont, sans rencontrer une seule baraque, ni quiconque avec qui
j'aurais pu faire des affaires. Je décidai alors de m'en retourner
à Teffe, et je commençai à descendre le fleuve. En fin
d'après-midi, je vis une très belle plage où je résolus
de passer la nuit. J'envoyai mes rameurs indiens pêcher et nous
mangeâmes du bon poisson. Nous montâmes nos moustiquaires sur la
plage, j'étendis une petite natte sur le sable, un bout de tissu blanc
comme oreiller, et je mis mon fusil Winchester près de moi. Mes deux
rameurs, chacun avec leur moustiquaire, car on craignait beaucoup les
moustiques, s'allongèrent, chacun d'un côté.
Très fatigué, je dormais profondément, quand j'entendis une
voix qui m'appelait tout doucement : « Monsieur Abraham ! Monsieur
Abraham ! Lève-toi ». Je m'assis et vis, derrière la
moustiquaire qui était tout à fait transparente car la nuit
était très claire, des formes sur la plage qui s'approchaient de
nous. Nous sortîmes tous trois de nos moustiquaires, et courûmes
vers le canot qui était heureusement près de nous. Nous y
embarquâmes et le poussâmes au milieu du fleuve, abandonnant tout
ce qui était sur la plage. C'est alors seulement que nous nous
mîmes à tirer avec nos fusils. Je ne sais pas si nous en
tuâmes quelques uns : Car c'étaient six jaguars qu'il y avait sur
la plage !
L'homme qui me réveilla pour nous avertir était un noir de Bahia,
qui s'appelait Malaquias. Il était d'un courage extraordinaire et il
m'estimait beaucoup. Il resta à mon service comme rameur pendant
plusieurs années.
J'eus un autre rameur, qui s'appelait Ventura. C'était un indien de la
tribu des anthropophages du Japura. En 1880-1881, alors que nous
étions établis à Caiçara, un métis qui partait
pour le Japura chercher des ouvriers pour la récolte du caoutchouc, me
proposa, en échange de quelques petites babioles (colliers de fausses
perles, bracelets en toc, anneaux de métal et autres) de me ramener un
indien. Quatre à cinq mois plus tard, il m'amena un très jeune
homme, de quinze ans environ, complètement sauvage. Nous lui
donnâmes le nom de Ventura. Il resta avec moi quinze ans comme rameur
et il se révéla être un ivrogne et un voleur. Après
deux ou trois ans, il me demanda de retourner en visite dans son pays. Je
lui donnai un petit canot et il revint au bout de quatre à cinq mois.
Nous eûmes à notre service pendant plusieurs années un autre
indien, de la tribu des Tucumas, que nous emmena du fleuve Ukayali monsieur
Léon Maimaran. Celui ci, mon frère Jaime l'emmena à Tanger,
où il vécut avec nous. Jaime lui acheta un cheval avec lequel il
se promenait. Il revint à Iquitos, avec un des nôtres et fut
pendant quelques années encore notre cuisinier.
Dans le cours de ces mémoires, je ne vous ai pas encore parlé de
mon frère Jaime, qui vint de Tanger en 1888. Il resta d'abord deux ans
dans le Jurua, puis à Iquitos. C'était un jeune homme très
sympathique, jovial et plein de bonté. Il était estimé de
tous ceux qui avaient à faire à lui. Son amabilité rendait
plus faciles toutes les démarches auprès du gouvernement, des
douanes, des clients...Il ne travailla pas longtemps, sa santé ne le
lui permit pas, mais dans tout ce qu'il faisait, il obtenait de bons
résultats.
Je reprends mon récit au point où je retrouvai Moyses à
Manaos en 1892. Nous prîmes alors la résolution de poursuivre nos
affaires à Iquitos à une plus grande échelle.
Pour cela, nous partageâmes les huit mille livres que nous avions
gagnées. Nous laissâmes quatre mille livres à Para. Pour le
reste, Moyses ayant décidé de retourner à Tanger puis de
poursuivre très vite son voyage vers Manchester, nous
décidâmes qu'il emporterait deux milles livres pour y faire des
achats, et qu'il laisserait les deux autres mille à Tanger.
Quant à moi, une fois liquidées mes affaires à Teffe et au
Jurua, où je renonçai à presque toutes les sommes que l'on
me devait, je partis pour Iquitos, afin d'y attendre les marchandises que
mon frère devait m'envoyer.
Nous ne connaissions personne à Manchester, mais mon père
était très ami de monsieur Yahia Benassayag, une très bonne
personne, apparenté à ma mère. Il représentait à
Tanger, et dans tout le Maroc, la firme « Henri » de Manchester.
Moyses lui demanda une recommandation pour cette firme, afin d'y ouvrir un
crédit, en lui remettant les deux mille livres qu'il avait
emmenées
Lorsque j'arrivai à Iquitos, il n'y avait presque plus de marchandises
dans l'entrepôt que Moyses avait fermé avant son départ
à Manaos, quand il avait appris mon naufrage.
Mais avec l'argent que nous avions laissé à Para, et pour ne pas
perdre de temps, j'achetai des produits brésiliens - farine de manioc
et autres - des affaires assez modestes. Certaines personnes, comme les
associés de la maison « Marius et Lévy », se moquaient
de moi, me disant que je faisais des affaires « grandioses ». Un
autre, un français celui là, me disait que le jour où
arriveraient mes marchandises, il y en aurait tant que l'on serait
obligé de demander aux policiers de les garder. J'endurais toutes ces
moqueries et j'attendais. Le temps passait et cela faisait six mois environ
que je ne recevais rien de Moyses.
Intrigué par ce retard, je me résolus à retourner à
Para pour télégraphier à Tanger, puisque ni à Iquitos
ni à Manaos, il n'y avait de télégraphe. Il me
répondit, par télégraphe aussi, qu'il n'avait pas
continué pour l'Angleterre en raison du divorce de ma sœur Sol,
que j'ignorais totalement. Je savais seulement qu'elle s'était
mariée. Je décidai alors de m'embarquer pour Tanger, et, le
lendemain, je pris le « Lanfrank ». C'était également
le nom porté par le bateau où j'embarquai à Lisbonne en
1879, mais celui-ci était un bateau neuf, moderne, et d'un tonnage
plus élevé.
A mon arrivée à Tanger, je pressai Moyses de partir en Angleterre
avec les lettres de monsieur Benassayag. Je passai trois mois à Tanger
et je revins fiancé à Iquitos. Moyses ne retourna plus au
Brésil à partir de 1892 et, de notre côté, nous
reprîmes nos affaires à une plus grande échelle.
Je vous raconterai maintenant comment la Providence punît de ses
moqueries et de son orgueil la colossale firme « Marius et Lévy
». Ils avaient un capital de douze millions de francs de cette
époque, ce qui équivalait à peu près à un
demi-million de livres, et avaient ouvert des bureaux à Paris, Manaos
et Iquitos. Au fil des années, ils suspendirent leurs paiements et
j'eus alors la satisfaction de protester une traite de 760 livres qu'ils
m'avaient donnée sur Londres et qu'ils n'avaient pas pu honorer.
Par ailleurs, quelques années après que nos affaires aient
atteint leur apogée, arrivèrent au port d'Iquitos trois bateaux
avec de très gros chargements pour notre maison de commerce. L'un
d'eux, venant de Liverpool, avait fait escale à Hambourg, Le Havre,
Anvers et Lisbonne. Les autres venaient de Para et Manaos. De tous ces
ports, et aussi du Danemark, de Suède, d'Espagne etc..., ils avaient
embarqué des marchandises pour nous. Il y en avait une telle
quantité que nos entrepôts ne pouvaient tout contenir. De plus,
certains produits comme les liqueurs par exemple, ne passaient pas la
douane. Nous dûmes alors les laisser sous les intempéries pendant
une nuit, le temps de trouver d'autres magasins. Et c'est ainsi que
s'accomplît la prédiction que me faisait, en se moquant, ce
français de la firme Marius : je dus, en effet, cette nuit là,
demander à deux policiers de venir surveiller mes marchandises !
L'écriture de ces mémoires a été commencée de la
main d'Abraham, fils de Donna
, et poursuivie par Jacky. Je n'y ai pas parlé de mon frère
Samuel
parce que je me suis résolu à oublier et à pardonner.
Je ne me souviens pas de tous les évènements que vécut
Moyses, quand il voyageait en canot, sauf de l'un d'entre eux qui faillit
lui coûter la vie.
Il avait un canot sur le Jurua, qu'il laissait à la garde d'un ami,
dans son débarcadère, une fois la récolte de caoutchouc
terminée. Quand il voulut le reprendre, quelques mois plus tard, il le
retrouva rempli d'eau de pluie. Les rameurs et lui retroussèrent leurs
pantalons et commencèrent à le vider. Tout d'un coup, Moyses
sentit un choc électrique qui le fit tomber. C'était une anguille
électrique (puraque). Il y aurait laissé sa vie, si un
indien n'était accouru à temps avec une bague métallique ou
un bracelet qui neutralisent les effets électroniques de ces poissons,
et s'il ne l'avait relevé et sorti du canot. En effet, si ce poisson
vous passait deux fois sur le corps, vous étiez un homme mort.
Nombreuses et variées sont les aventures que je vécus lors de ces
voyages en canot. Je me remémore maintenant certaines d'entre elles.
Pénétrant avec mon canot dans le lac Caiçaru, je vis, dans
l'embouchure, une montagne d'eau se lever et j'entendis, au dessous d'elle,
un grand bruit. L'eau commençait même à soulever notre
bateau. Nous vîmes alors un grand boa qui sortait sa tête de
l'eau et regardait de tous côtés, mais heureusement, nous
réussîmes à nous échapper à temps en toute
hâte avec notre canot vers le milieu du fleuve.
Je vis un autre boa dans le fleuve Envira, affluent du Jurua : cette fois
là, nous dûmes aborder et courir dans la forêt pour lui
échapper.
Une autre fois, après avoir péché beaucoup de poissons, nous
remplîmes un grand panier de ce qui restait de notre dîner pour
le manger le jour suivant. Nous amarrâmes le canot sur la rive, et je
posai le panier à mes pieds. Je dormis sous un dais, à la proue
du bateau, là où j'avais ma petite boutique. Le canot, très
chargé, dépassait de l'eau de vingt centimètres à
peine. Tout d'un coup, j'entendis un grand bruit et un corps qui plongeait
dans l'eau depuis notre embarcation. C'était un crocodile qui,
s'aidant de ses pattes, avait pu monter à mi-corps et avait
dévoré tout le contenu du panier. Par miracle, il n'avait pas
pris mes pieds.
Un autre jour, j'arrivai à l'entrée d'un lac où l'un de nos
clients, un certain Lima, travaillait dans le caoutchouc, à bord d'un
petit canot que l'on appelait là bas montariu et qui contient
à peine trois personnes. L'entrée de ce lac était trop
étroite et elle était littéralement pavée de têtes
de jaeures. Or, il faut savoir qu'un seul d'entre eux peut, d'un
coup de queue, faire chavirer un canot. Pour arriver au lac, je dus donc
passer par la terre, au milieu de la forêt.
Il fallait faire très attention, quand on pénétrait dans la
forêt, car on s'y perdait facilement. Certains avançaient avec
une boussole, d'autres se repéraient avec le soleil, mais on ne le
voyait pas toujours à cause de la hauteur des arbres. Le plus sûr
était de marquer les arbres avec une mâchette ou de casser des
branches pour signaler le chemin et pouvoir l'emprunter de nouveau au
retour.
A Teffe, la veille de Kippour, j'attendais le bateau de Youyou Lévy,
pour continuer jusqu'au Jurua. J'avais avec moi deux canots pleins de
marchandises à embarquer à bord du bateau, l'un des deux devant
être mis à la remorque pour mon travail de commerce.
Or Youyou ne rentra pas à Teffe ce jour là, préférant
passer le jour de Kippour dans un port à quelque distance de là,
après avoir amarré son bateau. Est-ce que vous imaginez le
préjudice que cela lui causait et ce qu'il sacrifiait à tenir
ainsi son bateau et des centaines de passagers immobilisés, afin de
passer le Jour Saint dans ce port ? Quelle foi dans notre religion !
L'après midi, une tempête se leva à Teffe et mes deux
canots, qui étaient sur la rive, prirent l'eau. Tout fut mouillé
et je dus, à cette heure tardive de l'après midi, chercher de la
main d'œuvre pour m'aider à sortir les marchandises de l'eau. Je
pus difficilement trouver deux hommes avec lesquels je travaillai durement
à ramener à l'abri tous les produits trempés.
Il était déjà très tard et c'était l'heure de la
prière du soir (Arbit). Les quelques juifs qu'il y avait
à Teffe se réunirent dans la maison de mon oncle Elias. J'eus
tout juste le temps de changer mes vêtements trempés et, sans
manger, j'allai chez mon oncle. Je passai donc Kippour sans avoir pu manger
avant le jeûne.
Après Kippour, Youyou arriva avec son bateau, mais je ne pus aller
avec lui, car je dus faire sécher au soleil toute ma marchandise. J'en
perdis d'ailleurs une partie. Je suivis sur un autre bateau, après
m'être acharné à en récupérer le plus possible.
C'était une des nombreuses calamités que l'on devait affronter au
cours de ces voyages en canot.
Je vais maintenant vous raconter un évènement qui nous est
arrivé à Moyses et moi à Iquitos.
Je devais aller à Para acheter ce qu'il me fallait pour mon travail
sur le Jurua. Avant de commencer ce voyage, qui devait me retenir au moins
six à sept mois sur ce fleuve, et comme je disposais encore d'un peu
de temps avant mon départ pour le Jurua, je décidai d'aller
depuis Teffe jusqu'à Iquitos pour voir Moyses. Sans cela, je n'aurais
pas pu le voir durant huit à neuf mois.
Moyses m'avait aussi chargé d'acheter quelques marchandises pour
Iquitos. J'expédiai mes achats pour le Jurua chez des amis à
nous, en divers points du fleuve, afin de les reprendre en canot, au fur et
à mesure de mes besoins, quand je remonterai et descendrai le fleuve,
durant la saison de récolte du caoutchouc. Quant aux achats
destinés à Moyses, je les embarquai avec moi sur un bateau,
l'« Araguay », dont c'était le premier voyage à
Iquitos. Il appartenait à une compagnie fondée à Para dans
l'intention de faire de la concurrence à la grande société
de navigation « The Amazon River ». Elle nous nomma d'ailleurs
ses agents à Iquitos.
Je vous précise tout cela afin que vous puissiez mieux comprendre ce
qui se produisit. Disposant donc encore d'un peu de temps avant de partir
pour le Jurua, je pris ce bateau de Para à Iquitos, afin de rendre
compte à Moyses de tout ce que j'avais fait. Arrivé là bas,
le commandant, un certain Corria, invita à déjeuner à bord
les autorités et les commerçants les plus importants, quarante
à cinquante personnes au total, pour fêter l'inauguration des
voyages de cette compagnie dans ce port.
A Iquitos vivait un jeune homme, Benjamin Maya, natif de la province de
Marañon, au Brésil. C'était un jeune ayant reçu une
éducation raffinée, aimable, jovial, de race blanche,
sympathique. Il avait pris la nationalité péruvienne pour obtenir
le poste de capitaine du port. Pour cette raison, les brésiliens
d'Iquitos et d'ailleurs lui vouaient une grande antipathie, et même de
la haine. Il se sentit très offensé de n'avoir pas été
invité par le capitaine à ce déjeuner et jura de se venger
de lui à la première occasion. Et cette occasion ne tarda pas
à se présenter...
Tout le monde fit beaucoup d'éloges sur le vin rouge qui fut servi
à ce repas, et il était en vérité très bon. Un
commerçant d'Iquitos, un brésilien très connu, Manuel
Nieves, le loua tant que le capitaine du bateau lui en offrit un petit
baril d'une cinquantaine de litres. Le lendemain du banquet, il donna ordre
de descendre ce baril à terre et de le livrer au domicile de Nieves.
Et c'est là que cette histoire tourna au vinaigre.
Benjamin Maya, le capitaine du port, s'empara du baril, déclara que
c'était de la contrebande et voulut l'emporter en douane. On informa
le commandant qui intervint pour dire à Maya que les liqueurs et
comestibles de bord n'avaient jamais payé de droits de douane nulle
part (je ne sais pas s'il en était de même en ce qui concerne les
marchandises qui, bien que destinées à la consommation à
bord, étaient débarquées). Quoiqu'il en soit, la discussion
s'envenima.
Le commandant prit alors un petit marteau de chez Nieves, fendit le baril,
et le vin se répandit par terre. Devant ce geste, Benjamin Maya
déclara qu'il l'arrêtait pour outrage à l'Autorité
Publique. Il appela deux policiers qui l'emmenèrent pour
l'emprisonner.
Lorsque cette nouvelle parvint à l'équipage du bateau amarré
au port, il commença à s'exciter. On nous avertit nous aussi de
ce qui était arrivé. Moyses était assez connu du gouverneur.
Aussi prit-il sur lui de demander à le voir pour le prier de
libérer le capitaine car l'équipage était très
énervé.
Entendant cela, le gouverneur se mit à crier comme un fou : «Ah,
mais vous êtes en train de me menacer d'un coup de force de
l'équipage pour libérer le capitaine ! ». A ces cris,
plusieurs personnes accoururent, parmi lesquels le chef de la police. Il
lui dit textuellement « Monsieur le chef de la police, emparez- vous
de monsieur Pinto, et au premier tir que vous entendrez dans la population,
fusillez le immédiatement ! ».
Peu après, j'arrivai à mon tour pour m'informer de ce qu'avait
fait mon frère et l'on m'arrêta moi aussi. On nous emmena tous
deux dans la prison où était le capitaine, et là nous nous
attendions tous à être fusillés.
Heureusement, devant cette menace, un homme qui s'appelait Mattos,
personnalité très en vue de la colonie brésilienne, bien
éduqué, aimable et intelligent, décida de demander à
monter sur le bateau. Par chance, il réussit à convaincre le
capitaine en second de larguer les amarres et de foncer vers le large, afin
d'éviter que quiconque de l'équipage puisse sauter à terre.
Une fois cet ordre exécuté, le gouverneur nous relâcha, sauf
le capitaine du bateau qui resta prisonnier. Tout cela avait duré
trois heures.
Une fois libres, alors que nous étions tous deux prêts à
quitter la cour de la caserne, le fils du gouverneur, nommé Nicanor,
se dirigea vers moi et me dit : « Rentrez chez vous, votre frère
vous rejoindra dans une demi-heure. » Je refusai d'abord de partir.
Cependant, Moyses et lui insistèrent tant que je finis par m'en aller.
On le conduisit alors dans une pièce où le fils du gouverneur fit
apporter une bouteille de vin et en remplit deux verres. Mais malgré
l'insistance de ce monsieur, mon frère ne voulut rien entendre pour le
boire et rentra immédiatement chez lui.
La majorité des habitants d'Iquitos étaient indignés contre
le gouverneur. Moyses était en effet très estimé et les
femmes l'appelaient « Le roi d'Iquitos ». Le conseil municipal se
réunit en session extraordinaire, et fit inscrire sur son registre une
énergique protestation contre ce gouverneur. Ce fut à tel point
que le maire le fit arrêter et qu'il préféra s'enfuir en
canot.
Aux approches du 28 juillet, date de l'indépendance du Pérou, le
fils du gouverneur se rendit chez Moyses pour l'inviter, de la part de son
père, au bal donné à la préfecture pour
célébrer cette fête nationale. J'entends encore sa
réponse : « Je vous remercie beaucoup de cette invitation, mais
je n'irai que si on m'y traîne. »
Nicanor insista « Monsieur Pinto, laissez votre rancune de
côté et venez à cette fête, mon père en sera
très heureux. »
Rappelez vous bien ce que je vous avais dit au début de ces
mémoires : je n'exagère, ni ne mens ni n'invente, tout est
véridique. A cette époque, Iquitos était un village, où
tout le monde se connaissait et était en étroite relation. De nos
jours, c'est devenu une petite ville.
Après ces événements, j'embarquai pour Teffe et à
l'arrivée à Loreto, ville péruvienne proche de Tabatinga,
à la frontière du Brésil, le consul brésilien, qui
résidait alors là bas, fut informé de la liste des passagers
et me fit demander de rester quelques jours, jusqu'au bateau suivant, afin
de lui faire un compte rendu exact des événements qui venaient de
se dérouler à Iquitos. J'acceptai et je restai chez lui quelques
jours durant lesquels je lui racontai tout ce qui s'était passé.
Il rédigea un rapport adressé à la princesse Isabel,
régente de l'empire pendant les vacances de son père, Don Pedro
II, à Cannes. J'ai gardé ici, dans mon bureau de Tanger, une
copie de ce rapport. Cette princesse était mariée avec le comte
d'Eu, de la famille d'Orléans et les brésiliens la
haïssaient. En effet, l'empereur étant déjà très
âgé, ils craignaient, à sa mort, d'être gouvernés
par un étranger. C'est pour cette raison que la république fut
proclamée.
Ce document eut l'effet suivant : quelques semaines plus tard, un bateau de
guerre brésilien arriva à Iquitos et quand il mouilla au port,
les services sanitaires et la douane se dirigèrent vers lui et lui
ordonnèrent de repartir : «Hors d'ici ! Ce navire de guerre
brésilien ne peut pas recevoir de visites ! » C'est ce que votre
père me raconta puisque je n'étais pas à Iquitos.
Le capitaine du bateau brésilien et deux officiers en grand uniforme
descendirent à terre et se dirigèrent vers la préfecture
pour parler au gouverneur : « Nous venons au nom de notre gouvernement
pour que vous nous livriez immédiatement le capitaine du bateau
l'Araguay ».
Le gouverneur leur répondit : « A la suite d'un procès, il
est en liberté provisoire, sous le contrôle d'un juge. Vous
devez, le capitaine et vous même, obtenir l'accord du juge. » Ils
réussirent à le faire libérer totalement et il repartit
à Manaos dans ce même bateau de guerre.
Comme vous le voyez, le Pérou, pays beaucoup plus petit que le
Brésil, vivait dans la crainte de son puissant voisin.
Après quelques mois, un ordre de Lima parvint, destituant le
gouverneur, le sous-préfet et quelques autres, parmi lesquels un
certain Benjamin Maya. Depuis ce moment là, le consulat du Brésil
est établi à Iquitos.
Quelques années plus tard, l'administrateur de la douane, qui
s'appelait Melena, très lié à votre père, prit sa
retraite et alla vivre à Lima. De là, il lui écrivit une
lettre très affectueuse, pour le remercier d'un emploi que nous avions
donné à son fils à bord de notre bateau « Preciada
». Il lui donna des nouvelles du gouverneur, qui vivait dans un
hospice de Lima, ruiné et très malade. Il avait dit à
Melena, qu'il regrettait beaucoup sa conduite envers nous et le capitaine
de l'Araguay, qu'il était entouré de mauvais conseillers qui
l'avaient amené à commettre cette erreur de jugement. Cette
lettre de Melena à votre père nous parvint à Tanger et
Jacques l'a gardée afin que vous vous rendiez compte de l'homme
qu'était votre père.
Je mets ici un point final à ces mémoires. Mais je voudrais
auparavant vous faire observer que s'il est vrai que beaucoup de gens
partent de rien et amassent de fabuleuses richesses, ils le font dans leur
foyer, entourés de leurs proches et sans endurer les épreuves que
nous avons supportées durant toutes ces années en canot.
Grâce soit rendue à la divine Providence qui nous a sauvés
de tant de dangers et nous a ramenés sains et saufs auprès de
notre famille.
J'ai oublié beaucoup de curieux événements. Mais je me
souviens du jour où j'entrai pour pêcher dans un de ces lacs si
nombreux sur l'Amazone et ses affluents. La pêche est en effet plus
facile dans ces lacs que dans les fleuves où il y a de forts courants.
Je trouvai donc un lac, pas très grand, couvert de canards, des
centaines, que nous pouvions attraper facilement, avec les mains, en les
noyant. Nous en prîmes une trentaine, nous n'en voulions pas plus.
Celui qui se risque à entrer dans la forêt pour chasser ou pour
aller d'une région à une autre, doit prendre garde aux fruits
qu'on y trouve en grande variété. Il ne mangera que ceux
consommés par les singes, les autres sont nuisibles et
vénéneux.
Le bruit dans la forêt est assourdissant : les singes hurlent, les
oiseaux font un bruit infernal, le jaguar ajoute son grognement rauque et
terrifiant à ce concert.
On voit parfois des nuées d'oiseaux traverser le ciel, par groupes de
centaines ou de milliers. On y trouve des perruches, un petit oiseau, plus
petit qu'une colombe, bleu avec une tête écarlate. De nombreuses
variétés de perroquets poussent des cris, formant un ensemble
effroyablement cacophonique. Il y a un grand perroquet, dont je ne connais
pas le nom et que je n'ai jamais pu voir, qui, toutes les six heures, de
jour comme de nuit, comme une montre, chante d'une voix sonore.
Descendant le Javary vers Teffe, et déjà sur l'Amazone, je voulus
passer la nuit dans un port. J'y amarrai mon canot. Mes deux rameurs s'en
furent dormir à terre et moi je restai dans le bateau. A l'aube, je
fus réveillé en sursaut par un grand choc. Mon canot s'était
détaché et le courant l'avait entraîné pendant toute la
nuit jusqu'à un groupe d'arbres au bord du fleuve, qu'il avait
heurté. Je m'empressai de l'amarrer à un arbre. J'entendis alors
un bruit terrible tout à côté, qui venait de la forêt.
C'était un troupeau de sangliers qui traversaient la forêt,
écrasant tout sur leur passage. Les arbustes s'écroulaient, seuls
les grands arbres pouvaient résister. Heureusement, j'étais sur
mon canot et je n'avais rien à craindre. Je suis resté là,
à attendre, jusqu'à dix heures du matin environ. Les deux rameurs
apparurent alors avec le patron de la baraque du port. Ils s'étaient
rendus compte de la situation au matin et avaient compris que le canot
descendrait le courant. Mes deux hommes remontèrent avec moi et le
patron de la baraque retourna chez lui dans son embarcation, montoria, petit canot avec un seul rameur.
Aujourd'hui, le 12 Novembre 1945 : de temps à autre, je me rappelle de
quelques épisodes de ma vie en Amazonie : J'étais à bord
d'un bateau, et nous entrâmes dans ce que j'appelle le petit fils de
l'Amazone, le Riosinho, affluent du Jurua, lui même affluent de
l'Amazone.
Nous arrivâmes au dernier point habité par un cearense
un habitant du Ceara
. Il était installé dans une baraque avec du personnel qui
extrayait la gomme des hévéas. Nous devions lui remettre les
marchandises envoyées de Para en échange de caoutchouc à
embarquer. Nous y passâmes la nuit et, au matin, l'un d'entre eux
demanda au commandant du bateau d'emmener avec nous une jeune indienne de
12 ans environ, pour la remettre à la famille où elle devait
travailler.
Nous fîmes demi-tour et commencions à descendre le fleuve, quand,
au premier méandre, nous vîmes plus d'une centaine d'indiens nus,
armés d'arcs et de flèches, qui criaient. Une nuée de
flèches tomba sur le bateau sans causer de victimes, par miracle. Le
bateau continua à descendre et, à la plage suivante, il
s'immobilisa et on fit descendre la jeune fille. Elle alla rejoindre les
siens. Le commandant, craignant les représailles des indiens contre le cearense, refusa de l'emmener à Para.
Bien que cela n'ait aucune importance pour le lecteur, mais pour être
véridique en toutes choses, le nom du fils du préfet d'Iquitos
était Narciso et non pas Nicanor, comme je l'avais écrit plus
haut.
Je ne cesse de penser à ce que j'ai vu de plus admirable durant toute
ma vie - la plage des tortues. La plage entièrement truffée
d'œufs : il n'y avait pas plus de quelques centimètres entre deux
dépôts d'œufs. Il y avait en tout trois dépôts de menchones (c'est ainsi qu'ils appellent ce travail). Nous avons
extrait les œufs d'un dépôt et demi. Les petites tortues
sortirent des autres dépôts, et le courant du fleuve envahit la
plage.
J'échappai un jour à un grand danger : un de mes rameurs et moi
tirions le canot avec un câble depuis la rive, en suivant le courant
du fleuve. L'autre rameur, à la proue du bateau, écartait le
canot de la plage avec un grand pieu, afin qu'il ne s'ensable pas. C'est
ainsi que nous remontions le fleuve, plus rapidement qu'en ramant à
contre-courant. Nous vîmes alors, non loin de nous, une vache,
descendue de la forêt pour boire au fleuve, s'enfoncer dans le sable
et disparaître en peu de temps. Si nous n'avions pas eu cette
scène sous nos yeux, nous aurions connu le même sort car
c'était des sables mouvants auxquels personne n'aurait pu
échapper. Plus on faisait d'efforts pour s'en sortir, plus on s'y
enfonçait. J'ai encore, à l'index de ma main droite, une
callosité provoquée par la force avec laquelle j'ai ramé.
Bien que cela n'ait aucun rapport avec ces mémoires, je vais vous
raconter, pour vous faire rire, une anecdote au sujet d'un certain Jacinto
Benatar, l'un des nôtres, un débrouillard. C'était un malin
et il en savait long. Il habitait un village qui s'appelait Brebes,
près de Para, où il tenait un petit magasin. Je ne sais quelle
faute il avait commise, mais le chef de la police, qui était
lieutenant, envoya un de ses hommes l'arrêter.
Quand le policier se présenta, il le reçut fort mal et lui
déclara « Tu diras à ton chef que ni lui ni toi ne pouvez
m'arrêter. Il y a une loi au Brésil selon laquelle quelqu'un d'un
grade inférieur ne peut arrêter quelqu'un d'un grade
supérieur. Seul quelqu'un d'un grade égal ou supérieur le
peut. »
Le policier lui répondit « Et alors, pourquoi ne pourrions-nous
pas t'arrêter ? »
Jacinto lui rétorqua « Tu vas voir pourquoi. » et il appela
sa femme « Jamila ! Apporte la Ketouba
! »
La femme apparut avec le parchemin et il se tourna vers le policier «
Pour cela! ». Ce dernier prit le document puis examina les lettres
dorées et les motifs peints. Il le retourna plusieurs fois dans tous
les sens et enfin le lui rendit en lui disant qu'il n'y comprenait rien.
Jacinto lui déclara alors « Il n'est pas nécessaire que tu
comprennes. Sache que ceci est ma nomination comme colonel dans mon pays.
Cours maintenant le dire à ton chef et qu'il vienne me faire des
excuses.»
L'autre ne se le fit pas dire deux fois et alla trouver son lieutenant :
- « Nous nous sommes mis dans de beaux draps! »
- « Comment ça, il est colonel ? »
- « Oui, mon lieutenant, j'ai vu sa nomination de mes propres yeux
»