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La Vie de Moyses Et Abraham Pinto
Dans La Jungle Amazonienne


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La vie de Moyses et Abraham Pinto dans la jungle amazonienne
(1879-1893)
Racontée par Abraham Pinto
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Traduit de l'espagnol par Donna Pinto-Dray et Annie Dray-Stauffer




C'est à la demande de mes chers neveux, fils de mon frère bien aimé Moyses, ainsi qu'à celle de ma famille, que j'ai rédigé ces mémoires. J'y raconte ma vie depuis ma jeunesse jusqu'à cet âge avancé auquel Dieu m'a accordé de vivre. Je le fais avec plaisir, mais je demande que ces écrits restent uniquement dans notre famille.

Avant tout, je dois rendre grâce au Tout-Puissant qui m'a sauvé de maints dangers et m'a donné les moyens matériels pour ne jamais manquer de ce qui est nécessaire à une vie aisée et tranquille. Je remercie aussi ma chère belle sœur Alegrina et mes chers neveux, fils de mon inoubliable et adoré frère Moyses, qui m'ont comblé de tant d'affection et de tant de bienfaits. Ils ont fait preuve envers moi de la générosité que seul un bon fils peut témoigner à son père. Grâces leur soient rendues, et que Dieu les bénisse et leur donne tout le bonheur qu'ils désirent.

Je suis né à Tanger le 27 décembre 1862. Mes parents étaient des gens simples et affectueux. Mon père, un petit artisan tailleur, travaillait avec acharnement pour nourrir sa nombreuse famille. Malgré sa modeste situation, il avait réussi, par sa bonté et son honnêteté, à s'attirer l'amitié et même l'affection des notables de la ville.

Je me rappelle très bien du jour où j'entrai à l'école de l'Alliance Israëlite Universelle pour apprendre les premières lettres, à l'âge de six ans. Très appliqué et assidu, j'étais à neuf ou dix ans, toute modestie mise à part, un excellent élève que tous les professeurs appréciaient, ce qui m'encourageait à être encore plus sérieux dans mon travail. Les études n'étaient pas alors aussi approfondies qu'elles le sont aujourd'hui, mais nous apprîmes tout ce qui fut nécessaire à notre vie future.

J'étais un des meilleurs en hébreu et, à douze ou treize ans, j'eus la chance d'être l'élève du Saint et Vénéré rabbin Moses Tolédano, qu'Il repose en paix.

A treize ans, mon professeur d'anglais, monsieur Moses Haïm Nahon, m'engagea comme assistant ou teacher, pour faire la classe à trente ou quarante garçons et leur apprendre quelques rudiments de mathématiques, d'espagnol, etc... J'étais payé pour cela deux douros par mois. J'enseignai ainsi durant deux à trois ans.

C'est cette vie simple et modeste que je menai jusqu'à l'âge de seize ans, où commença mon odyssée vers l'Amérique du Sud.

AVERTISSEMENT

Je tiens à vous préciser, et j'en donne ma parole d'honneur, que les récits que vous lirez dans ces mémoires, même si certains d'entre eux peuvent vous paraître exagérés, sont tous authentiques et entièrement exacts.

En 1864, mon oncle Abraham Serfaty, frère de ma mère, partit pour le Brésil sur un voilier qui mit trois à quatre mois pour arriver à Para . Deux ans plus tard, Elias, son frère, le suivit. Tous deux travaillèrent là bas pendant douze ans, gagnant leur vie au prix de dures épreuves. Ils réussirent ainsi à amasser un petit pécule d'à peu près trois mille douros chacun et revinrent à Tanger en 1877.

Encore célibataires, ils se marièrent alors. A la suite de mauvaises affaires, ils dépensèrent en deux ans toute leur petite fortune. Ils décidèrent alors de retourner à Para. En effet, ils y connaissaient beaucoup de monde et y avaient acquis une certaine expérience du commerce que l'on pouvait faire dans ces régions.

Le premier à partir fut mon cher oncle Elias avec sa femme. Mon frère bien aimé Moyses avait dix huit ans à l'époque et travaillait dans les bureaux de messieurs M. et Y. Benassayag, où il gagnait à peine quatre à cinq douros par mois. Il décida alors de partir avec eux. Malgré son jeune âge, mes chers parents acceptèrent avec joie, car Elias était un homme bon et affectueux, et ils étaient sûrs qu'il le traiterait comme un fils.

Ils embarquèrent le 1° janvier 1879 sur un petit bateau à vapeur qui s'appelait « James Haynes » et arrivèrent assez vite à Lisbonne. Mon pauvre oncle Elias n'avait pas les moyens de payer les billets pour trois personnes jusqu'à Para, ce qui aurait coûté au moins cinquante livres. De Lisbonne, il écrivit donc à ses anciens correspondants B. et R. de Andrada y Cunha, avec lesquels mon oncle Abraham et lui avaient honorablement conclu toutes leurs affaires, afin qu'ils lui envoient l'argent nécessaire au voyage.

À cette époque, les communications étaient si difficiles, et les bateaux si rares, qu'ils durent attendre presque trois mois avant de recevoir la somme demandée.

Pendant tout ce temps, ils vécurent misérablement, faisant des emprunts à Moses Benchimol. Enfin l'argent arriva et ils purent, après avoir réglé toutes leurs dettes, s'embarquer pour Para.

Durant leur séjour à Lisbonne, mon frère Moyses se mit à souffrir d'une fistule et ils en profitèrent pour le faire entrer à l'hôpital San Luis et le faire opérer, si bien qu'il en guérit complètement.

Abraham, mon autre oncle, marié avec Maknin , soeur de Hola Abensur, avait un petit garçon d'un an, Moses Haïm Haïm et était resté à Tanger. Quand ses ressources s'épuisèrent, il décida qu' ils partiraient à leur tour tous trois à Para, afin d'y travailler et y gagner de quoi vivre.

J'avais seize ans à cette époque, et je priai mon oncle de m'emmener avec eux. Mes chers parents et lui acceptèrent ma demande.

Le 16 mai de cette même année 1879 où mon frère Moyses était parti, un vendredi, nous embarquâmes sur le bateau « Cynthia » pour Lisbonne. C'était un petit bateau de marchandises d'à peu près deux cents tonnes, qui transportait du bétail. Nous n'avions pas de couchettes et nous nous installâmes sur le pont supérieur, à côté des bêtes, sur un matelas que nous avions embarqué avec nous. Nous passâmes ainsi deux nuits, jusqu'à notre arrivée à Lisbonne.

J'aurais trop de chagrin à vous décrire les adieux à mes chers parents, au port. Fallait-il qu'ils fassent confiance à la Providence, qui nous avait toujours protégés, et à la bonté de nos oncles, pour se décider à laisser partir ainsi leurs deux enfants ! Mon frère et moi étions en effet si jeunes et nous les quittions pour des pays si lointains, totalement inconnus de nous et auxquels ne nous rattachait aucune tradition, que seul leur espoir que nous pourrions nous y construire un avenir avait pu les y pousser. Car à Tanger, où régnaient la pauvreté et même la misère, nous ne serions jamais arrivés à nous faire une situation. De plus, mon père était un homme énergique, de caractère entier et il savait maîtriser ses émotions.

Le manque d'argent ne m'avait pas permis d'emporter assez de vêtements pour un si long voyage. J'avais tout juste deux vestes, deux pantalons en coutil brun et des sandales. Toutes mes affaires étaient réunies dans une petite valise achetée pour deux réaux à Tanger, dans un échoppe miteuse. C'était tout ce que je possédais, en plus des quatre réaux que j'avais en poche. Hélas, au moment de monter à bord, ma valise tomba à l'eau et tout son contenu fut mouillé.

Nous arrivâmes à Lisbonne le dimanche 18 mai. Mon oncle Jacob Serfaty, un autre frère de mon oncle Abraham, nous y attendait. Il vivait tantôt à Lisbonne tantôt en Espagne, où il vendait des babioles sur les marchés.

Nous nous rendîmes directement à la rue San Pablo, au numéro 90, où vivait, au troisième étage, monsieur Moses Benchimol. Nous y louâmes deux petites chambres au cinquième étage, en attendant qu'arrive de Para l'argent déjà demandé par mon oncle Elias à ses correspondants, comme je l'ai expliqué plus haut. Mon oncle Abraham n'avait plus que deux cents pesetas en tout et pour tout. Nous passâmes donc ainsi plus de deux mois. Je fus obligé de vendre un des deux costumes que j'avais emportés à un certain Haïm Cohen, de Tétouan, qui partait lui aussi avec nous à Para. J'en avais obtenu deux douros. L'argent finit enfin par arriver de Para et nous embarquâmes sur le « Lanfrank », vieux bateau de commerce de cinq cents tonnes, sans aucune commodité.

Mon oncle Abraham et sa femme prirent des billets de troisième classe, avec autorisation de se tenir en première pour s'occuper de leur enfant. Je n'eus pas de couchette, mais je pus dormir dans la salle à manger ou le salon. Je mangeai avec le personnel de service, une fois que les passagers de première avaient terminé leur repas. Ainsi, grâce à Dieu, après avoir été tellement privé à Lisbonne, je fus très bien nourri à bord.

Nous naviguâmes plus de vingt jours de Lisbonne au port de Para et vous pouvez imaginer le bonheur que nous ressentîmes à l'arrivée, après un aussi long voyage sur les océans. A peine débarqués, nous nous dirigeâmes vers la maison où vivaient mon oncle Elias, sa femme et mon frère Moyses. Quelle joie de nous revoir!

On nous apprit alors que Moyses avait eu une attaque de fièvre jaune et des vomissements. Sa vie avait été en danger, au point que les médecins n'espéraient plus le sauver. Grâce à la Providence, il s'en était sorti et je le trouvai en excellente forme. Il y avait, à cette époque, une terrible épidémie de fièvre jaune à Para, un véritable fléau qui frappait les étrangers arrivant dans ces contrées. Aujourd'hui, grâce à Dieu, cela n'existe plus.

Jeune et ignorant, je faillis moi aussi attraper les mêmes fièvres, le deuxième jour après notre arrivée, en mangeant imprudemment un fruit acheté dans une boutique voisine de notre maison. Ce fruit, que l'on appelle « mangue », était un poison pour les étrangers. Je fus pris d'une forte fièvre, le jour même où je l'avais avalé. Mon pauvre frère et mes chers oncles manquèrent devenir fous en apprenant ce que j'avais fait. Ils me donnèrent un fort purgatif, de l'huile de ricin, et, grâce à Dieu, la fièvre céda. En peu de jours, j'allais tout à fait bien.

Mon cher frère, qui avait une garde robe plus fournie que la mienne, me donna un de ses costumes, et je fus ainsi plus décemment vêtu.

Mes oncles Abraham et Elias avaient déjà vécu au Brésil. Chacun d'eux avait travaillé à son compte dans des régions d'Amazonie très éloignées l'une de l'autre et ils ne s'étaient presque jamais vus durant les onze ou douze ans qu'ils y avaient passés. A leur retour à Para, ils décidèrent de s'associer et fondèrent une société appelée « Les frères Serfaty » ( Serfati Irmaõ ). Nous restâmes à Para plus d'un mois, le temps nécessaire à l'achat de marchandises d'une valeur d'environ deux cents livres, somme dont leurs anciens correspondants leur firent crédit. Ils choisirent comme lieu de résidence un petit village, très loin de Para, à environ mille cinq cent milles en remontant l'Amazone, qui s'appelait Teffe.

Nous embarquâmes alors, nous et nos marchandises, sur un petit bateau, l'« Augusto ». La veille de notre départ de Para, alors que nous étions déjà à bord et sur le point d'appareiller, on sonna l'alarme : le bateau était en train de sombrer. Une valve du moteur étant restée ouverte, il était presque rempli d'eau. On demanda de l'aide et, heureusement, on parvint à le vider. Grâce au ciel, nos marchandises qui étaient dans une autre cale, ne furent pas mouillées.

Nous naviguâmes à peu près vingt cinq jours depuis Para jusqu'à Teffe, faisant escale dans plusieurs villages qui se trouvaient sur notre route, Santarem, Ovidus, Coary etc.…pour y décharger une partie de nos marchandises.

Je me rappelle avec plaisir que, dans le port de Coary, situé à l'intérieur d'un lac, où nous restâmes une journée, nous réussîmes, je ne sais comment, à nous procurer une corde et des hameçons. Les poissons étaient si abondants dans ce lac, que, sans effort et malgré notre inexpérience, nous pêchâmes, Moyses et moi, seize tambaquis qui pesaient chacun dix à douze kilos. Ce sont des poissons très semblables à notre mérou d'ici, aussi bien de forme que de couleur et de chair. Nous tirâmes tant sur les cordes que nos mains en furent blessées. Nous donnâmes tous ces poissons au cuisinier de notre bateau, et je vous assure que nous ne goûtâmes pas un seul petit morceau de cette pêche ! En effet, nous voyagions en troisième classe, et il prépara le tout pour les passagers de première uniquement.

Il y avait à bord un homme très gentil nommé Abraham Eleazar, déjà établi à Teffe, notre lieu de destination, qui nous donna beaucoup de renseignements sur ce très pittoresque port auquel nous finîmes par arriver.

Situé à l'intérieur d'une immense baie, aussi large que celle de Tanger à Tarifa, c'était un village de quinze à vingt cases couvertes de paille et de quatre à cinq maisons aux toits de tuiles, qui semblaient de véritables palais à côté des misérables huttes voisines. La population se composait d'environ deux cent cinquante à trois cents indiens métis et de quelques personnes civilisées. Parmi elles, la communauté juive établie là bas comptait la famille de Salomon Lévy, natif de Gibraltar, cousin de Mama Hana, Doña Tomasia, sa femme et son fils Youyou. Il y avait aussi Léon Barchilon et sa femme, en plus de notre ami Abraham Eléazar arrivé sur le même bateau que nous.

Comme nous n'avions pas de maison, nos marchandises furent débarquées sur la plage et laissées sous les intempéries. Mes oncles se dirigèrent aussitôt vers la maison de Salomon Lévy, un homme très honorable, bon et distingué, qui nous chercha un logement.

Cette nuit là, je restai à surveiller nos marchandises jusqu'à ce que nous puissions les transporter chez nous le lendemain. En attendant que la maison soit prête, nous mangions chez Salomon Lévy qui nous avait accueillis avec beaucoup de joie. Il facilita toute notre installation.

Teffe était un petit village dont les habitants vivaient de la pêche et du ramassage des noix de coco, très abondantes dans la forêt autour du lac. Ils étaient très pacifiques et nous avons toujours vécu en paix et en harmonie avec eux.

Le commerce là bas consistait à vendre nos marchandises en échange de gomme élastique, noix de coco, salsepareille, poisson salé, vanille, et huiles extraites des arbres de ces régions, remèdes très efficaces contre certaines maladies. Nous réunissions tous ces produits et les remettions à nos correspondants à Para, qui les vendaient pour notre compte. La vie se déroulait ainsi là bas tranquillement et pacifiquement, sans aucun incident. De plus, la main d'œuvre ne nous coûtait presque rien.

Quelques jours après s'être établis là bas, mes oncles achetèrent un canot et y firent élever un petit toit de feuilles de palme. Ils louèrent des rameurs indiens, installèrent des marchandises variées pour une valeur de cinquante livres environ, et envoyèrent mon frère Moyses faire du colportage sur ces fleuves. Ce colportage consistait là bas à naviguer en canot sur l'une de ces rivières ou l'un de ces lacs et commercer avec tous les propriétaires des huttes que l'on trouvait le long des rives, leur achetant leurs produits en échange des marchandises que l'on transportait dans le canot. Ce fut sans aucune habitude ni expérience de tout cela que mon frère se lança dans ces aventures, s'en remettant à Dieu.

Il resta absent de Teffe quinze à vingt jours et revint après avoir fait quelques petites affaires qui donnèrent satisfaction à mes oncles. Il continua ainsi ces voyages durant quelques mois, s'habituant peu à peu et augmentant chaque fois plus les bénéfices.

Quelques semaines plus tard, ce fut à mon tour de faire comme mon frère : un autre canot, d'autres petits voyages, etc....

Après six mois de séjour à Teffe, et après voir acquis l'expérience de ces petits voyages, ils décidèrent de nous envoyer plus loin, sur un canot plus grand, avec plus de marchandises. Mon frère Moyses se dirigea vers le fleuve Javari, distant de Teffe de dix à douze jours de navigation, sur un petit bateau à vapeur qui emmenait à sa remorque le canot avec ses marchandises, qu'on lui remit à son arrivée.

Il remonta alors le Javari durant les six mois environ que dure la récolte de caoutchouc, seul produit que l'on trouve le long de ce fleuve. Quand la marchandise était épuisée, il demandait à Teffe de nouveaux produits et remettait en même temps la gomme qu'il avait achetée. Une fois la récolte terminée, il retourna à la rame depuis le Javari jusqu'à Teffe et en profita pour faire quelques affaires avec les habitants des rives de l'Amazone. Cette descente depuis le Javari jusqu'à Teffe durait souvent vingt à trente jours.

Quant à moi, ils me donnèrent un autre canot avec d'autres produits et m'envoyèrent à la remorque d'un autre bateau, dans les mêmes conditions que mon frère, mais vers une destination différente, la haute Amazonie, à la frontière du Brésil et du Pérou, en un lieu appelé Tabatinga. J'y débarquai avec mon canot dans lequel je disposai mes marchandises, et de là, je descendis l'Amazone, faisant mes petites affaires avec tous les indiens établis dans les cases le long des rives, jusqu'à rejoindre Teffe. Mon périple dura presque deux mois et je le fis deux à trois fois jusqu'au début de 1880, quand s'acheva la récolte de caoutchouc de cette année là.

C'est avec une très grande joie que mon frère et moi nous retrouvâmes de nouveau à Teffe, après une séparation de six à sept mois. Nous avions eu à affronter de multiples incidents et dangers, aussi bien dans ces forêts impénétrables, où vivaient tant de bêtes féroces, que sur ces rivières tumultueuses. Grâce à Dieu, malgré notre manque d'expérience de ce mode de vie et tous ces périls, les petites affaires que nous fîmes donnèrent quelques résultats et nos oncles en furent très contents.

Entre février et avril 1880, nous nous reposâmes à Teffe et en profitâmes pour calfater et repeindre nos canots en vue de reprendre notre travail pour la nouvelle récolte de gomme de caoutchouc, qui avait lieu de mai à décembre.

Comme nous avions déjà quelque expérience de cette nouvelle vie, nous nous lançâmes dans des affaires plus importantes et nous dirigeâmes vers des fleuves plus lointains pour faire ce commerce. Mon frère mit son canot à la remorque d'un bateau qui se dirigeait vers le fleuve Jurua, distant de Teffe d'un mois de navigation environ, avec beaucoup de marchandises à son bord. Arrivé à ce fleuve, on lui livra son canot et ses produits, et il passa six à sept mois à monter et descendre ce fleuve, commerçant avec tous les riverains.

Je fis de même et me dirigeai vers un autre fleuve, le Javari.

Mon frère et moi restâmes tout ce temps sans nous voir, jusqu'à nous retrouver à Teffe, une fois la récolte de caoutchouc terminée.

Pour ces voyages, nos oncles nous fournissaient, en associés, pour quelques centaines de livres de marchandises, et nous leur donnions la moitié des bénéfices.

Je ne peux vous décrire notre joie quand nous envoyâmes enfin pour la première fois de l'argent à nos parents, à Tanger. Il s'agissait de quatre livres environ et à chaque Pâques par la suite, nous envoyâmes trois à quatre livres à notre père et autant à notre mère. Plus tard, nous leur établîmes une rente, par l'intermédiaire de nos oncles, de deux livres pour notre mère et de cinq livres pour notre père.

Tous les trois à quatre mois, nous recevions des lettres d'eux et leur écrivions depuis ces lointaines contrées. Je vous laisse imaginer le bonheur que nous ressentions, eux comme nous, à la lecture de ces lettres. Durant ces voyages, nous affrontions nombre de difficultés et de dangers, aussi bien dans la forêt que sur les rivières. J'en raconterai quelques uns au fur et à mesure de ce récit.

Notre éloignement ne nous servit pas d'excuse pour oublier la religion de nos parents, et, en quittant Tanger, chacun de nous avait amené avec lui le Livre de Kippour pour célébrer ce jour comme il doit l'être. Avant de partir de Teffe pour une destination quelconque, nous notions la date de ce jour Saint pour le célébrer en quelque lieu où nous nous trouverions.

A plusieurs reprises, alors que chacun de nous voguait avec son canot sur le Jurua et malgré la distance de deux ou trois mois de navigation qui nous séparait, mon frère et moi nous écrivions et combinions d'avance de nous retrouver deux ou trois jours avant Kippour pour le célébrer ensemble. Nous construisions alors avec nos rameurs une petite hutte dans un lieu isolé de la forêt et là nous célébrions la nuit et le jour de Kippour. Nous allumions des feux que nos rameurs alimentaient toute la nuit pour chasser les fauves et les serpents. Ces hommes faisaient le guet, chacun avec son fusil « Winchester », pour tirer au cas où l'une de ces bêtes s'approcherait de nous. Les deux canots étaient amarrés à la rive du fleuve.

Un soir de Kippour, nos ouvriers tuèrent un jaguar près de notre hutte. Cela ne nous empêcha pas de continuer nos prières !

A Tanger, j'avais un ami d'enfance, fils du Rabbin Josua Toledano, un homme très bon, père de Gimol Toledano, mariée avec Jacob Nahon. Ce jeune de mon âge, le frère de Gimol Toledano, avait envie de partir avec moi au Brésil quand je quittai Tanger mais son père le lui refusa. Avant mon départ, ce dernier me fit appeler et me pria de ne pas encourager son fils à faire ce voyage, ce que je lui promis et, en effet, il ne vint pas avec moi.

Un an plus tard, en 1880, alors que j'étais sur le Javari, je le vis arriver sur un bateau et il me rejoignit sur mon canot. Je vous laisse imaginer ma joie d'avoir auprès de moi un ami si cher, aussi loin de chez nous. Ce garçon s'appelait Mimon Toledano. On l'appela au Brésil Mauricio. Il resta avec moi deux ans et je fus très chagriné quand il tomba malade et retourna à Teffe où il mourut.

Le mois de son arrivée sur le Javari, nous nous dirigeâmes, la veille de Kippour, vers une cabane inhabitée sur la rive du fleuve. Là, nous allumâmes une petite bougie et commençâmes nos prières quand, brusquement, nous entendîmes les cris de nos hommes de peine nous demandant de fermer la porte, puis plusieurs coups de feu. Pour finir, ils nous crièrent de rouvrir et nous trouvâmes, devant la porte, un énorme jaguar qu'ils venaient de tuer.

Lorsque la récolte de caoutchouc prit fin sur le Javari, je dus retourner à Teffe. La récolte commençait généralement en juillet et s'achevait en janvier.

Le fleuve Javari forme la frontière avec le Pérou. La rive gauche appartient au Pérou et la rive droite au Brésil. C'est un fleuve qui n'est pas très large, 250 mètres environ, mais très profond et sa longueur est de 800 milles environ. De là il se divise en trois branches : le Tarahuaca, l'Envira et le Javari, fleuves qui ne sont pas très profonds mais très longs. L'Envira traverse une partie du Pérou et de l'Equateur, en passant par un point appelé Nazareth, au Pérou.

J'avais débarqué de mon canot quand apparut un petit bateau, venant de Para et se dirigeant vers Iquitos en faisant de nombreuses escales. Fatigué de cette expédition de six ou sept mois, je voulus prendre quelques jours de repos en m'embarquant pour Iquitos, village péruvien distant de cinq jours environ de notre point d'amarrage sur le Javari. Je laissai donc mon canot à Nazareth et continuai le voyage en « touriste ».

Le jour suivant notre sortie du Javari, nous arrivâmes en un lieu nommé Tabatinga, une forteresse brésilienne limitrophe du Pérou. Située sur la rive de l'Amazone, elle était le siège d'une garnison composée de quatre soldats et un commandant, avec deux canons très anciens.

Le bateau devait inévitablement y faire escale et demander l'autorisation de continuer vers le Pérou. Nous devions y passer la nuit et repartir le lendemain matin. Je décidai de débarquer pour faire une petite promenade dans le village qui comprenait en tout et pour tout une baraque pour le commandant, une autre pour les quatre soldats et une dernière où, à mon grand étonnement, je trouvai Haïm Nahon de Tétouan, à qui j'avais vendu l'année précédente, à Lisbonne, mon costume de coutil.

Ce ne fut pas une mince surprise pour nous deux que de nous retrouver en un lieu si éloigné du monde! Il s'était établi là, tenant une petite boutique et faisant du commerce avec les pêcheurs et les caucheros (collecteurs de caoutchouc) de passage dans ces lointaines contrées.

Il m'offrit à manger une boite de sardines et quelques cuillérées de farine de manioc puis il insista pour que je passe la nuit avec lui, puisque le bateau ne partait que le lendemain matin.

Je m'installai donc dans un hamac et là, je passai, comme vous allez le voir, une « délicieuse » nuit. Il avait, lui, une moustiquaire mais pas moi. Je dormis profondément. Au matin, quand je voulus sortir mes pieds du hamac, je n'y parvins pas : un de mes pieds y adhérait par une sorte de colle, et je peux dire que c'est ce qui m'a sauvé la vie. Comme il faisait sombre et que je me sentais très faible, je l'appelai pour qu'il ouvre la porte afin que je puisse voir ce qui se passait. Je me rendis alors compte qu'il y avait par terre une grande flaque de sang et que l'un de mes pieds était tout ensanglanté : une chauve souris avait passé toute la nuit à sucer mon sang sans que je n'en aie ressenti aucune douleur. Après qu'elle se fût rassasiée, le sang continua à couler par la blessure et je dus faire un mouvement du pied. L'orifice fait par la chauve souris se colla alors au hamac, qui fit office de tampon, stoppant l'hémorragie.

De Tabatinga, nous nous dirigeâmes vers un petit village appelé Loreto, où était établi le consul général du Brésil, en territoire péruvien. Nous continuâmes notre voyage en faisant escale en divers points comme Pebas, Manai, etc... jusqu'à arriver à Iquitos.

Je fis de nombreuses fois, en canot, ce voyage à partir d'Iquitos jusqu'à Manaos et Para en passant par divers points de la Haute et de la Basse Amazone et par Teffe. Vous pouvez en lire le récit minutieusement décrit par Jules Vernes dans son livre « La Jangada ».

Iquitos dans les années 1880, était un petit village d'à peu près cent habitants, avec quelques cases aux toits de paille et deux ou trois maisons couvertes de tuiles. Je peux dire, qu'avec l'aide de Dieu, ce fut ce voyage à Iquitos, entrepris dans le seul but de me reposer, qui décida de notre fortune. Car Iquitos, bien que très pauvre, était situé en face de l'embouchure de quatre fleuves très riches en divers produits, caoutchouc et autres ressources qu'il me serait difficile d'énumérer.

Ce petit coin me plut beaucoup. Les habitants, très pacifiques, parlaient naturellement espagnol, ce qui m'enchanta. Il me semblait être parmi les miens. Nous passâmes là huit jours, comblés de cadeaux par les habitants et nous appréciâmes beaucoup ce séjour. Je revins par le même bateau à mon embarcation et continuai mon voyage de retour vers Teffe.

Quand j'eus la joie de retrouver mon frère Moyses à Teffe, je lui racontai mon voyage à Iquitos et lui décrivis tout ce que j'y avais vu. Je lui dis aussi qu'il me paraissait très prometteur pour notre avenir de nous y installer.

Il était toutefois trop tôt encore pour réaliser ce projet. Nos affaires n'étaient pas bien importantes et nous étions toujours associés à nos oncles. Nous poursuivîmes donc, dans les mêmes conditions, jusqu'en 1882. Nous avions gagné ainsi environ 600 livres. Nous décidâmes alors de mettre un terme à notre association avec nos oncles et nous leur donnâmes la moitié de cette somme.

Avec notre petit capital de 300 livres et une recommandation de la maison mère de Para, mon cher frère Moyses partit dans cette ville pour acheter pour 800 livres de marchandises, les 300 de notre capital et 500 dont on nous fit crédit. Nous devînmes alors indépendants, travaillant à notre propre compte.

J'ai le plaisir de vous apprendre que j'ai gardé ici, à nos bureaux, écrits de la main même de mon cher Moyses, la première facture que nous firent nos oncles en 1879, pour une valeur de 50 livres environ, ainsi que le bilan de notre association avec eux, où apparaissent les bénéfices dégagés pendant ces deux ou trois ans de collaboration. Je les ai montrés à Momo, il y a quelques jours.

Avec les marchandises rapportées de Para, nous nous installâmes dans un tout petit village qui s'appelait « Caisara », distant de Teffe de soixante à soixante dix milles. Nous y louâmes une cabane et nous ouvrîmes notre entreprise.

A partir de là, durant la période de récolte du caoutchouc, nous embarquions chacun sur un fleuve différent pour la saison. Nous nous répartissions la marchandise et fermions notre comptoir de Caisara jusqu'à notre retour, six à sept mois plus tard. Généralement, mon cher frère se dirigeait vers le Jurua et moi vers le Javari, distants l'un de l'autre de mille milles. Plus tard, nous travaillâmes tous deux sur le Jurua, car le Javari était moins riche, chacun sur son canot. Nous ne nous rencontrions qu'une seule fois car les distances étaient très grandes.

Nous continuâmes ainsi jusqu'en 1888, date à laquelle je parvins enfin à convaincre mon frère de nous installer à Iquitos.

Nos affaires, à cette époque, étaient en pleine expansion et nos correspondants étaient très satisfaits de nous. Mon frère se décida alors à descendre à Para pour acheter des marchandises d'un montant de quarante contos (ce qui est à peu près quatre mille livres). Il les transporta ensuite à Iquitos, où il n'y avait pas encore de douane, dans le but de nous y fixer. C'est ainsi qu'il mit un terme à ses périples en bateau, et que nous établîmes nos affaires au Pérou.

Pour ma part, je poursuivis mon travail en canot sur le Jurua jusqu'en 1893, dernière année de cette vie si périlleuse qui s'acheva avec le naufrage de la chaloupe « Presidente de Para ». J'y perdis tout ce que je possédais, marchandises et caoutchouc, qui n'étaient pas assurés, bijoux destinés à la vente, argent, livres, et jusqu'aux babouches que j'avais aux pieds.

Comme le bateau avait fait naufrage près d'une plage, tous les passagers se jetèrent dans la rivière et gagnèrent la rive en nageant. Je fus le seul à rester à bord. Ne sachant pas nager, j'avais peur de sauter à l'eau. Je sentais le bateau s'enfoncer peu à peu et me cramponnais au mât de proue. A terre, tout le monde me criait de me jeter à l'eau, ce que je finis par faire en m'en remettant à Dieu. J'étais en train de me noyer quand l'un des passagers me sauva.

Je vais vous raconter maintenant un épisode intéressant survenu durant cette période. Vous allez voir aussi combien le monde est petit.

Lors de mon premier voyage de Teffe au Javari, en 1881-1882, nous arrivâmes dans un petit village, Tomantinos, où étaient établis Rafaël Foinquinos et sa femme, Sara Attias, dont la fille, Rahma, vit toujours à Tanger. C'est là qu'embarqua le capitaine Acevedo, le maire de cet endroit. Le capitaine du bateau était un officier de la marine de guerre brésilienne très bien éduqué, fin et aimable, et par respect envers monsieur le maire, il ne se mit pas à table, pas plus que nous, les passagers, avant son arrivée. Apparut alors un monsieur en caleçon… qui aimait beaucoup la cachaça : il en avait oublié de mettre son pantalon !

Au retour de mon voyage de Javari à Teffe, je repassai par Tomantinos et après une heure de descente en canot, je vis de loin une grande plage, peut être plus grande encore que celle de Tanger, avec plusieurs petites huttes, ce qui était insolite en ce lieu. Je m'approchai et vis une foule de gens très affairés à des travaux que je ne connaissais pas. Je débarquai et appris alors qu'ils étaient occupés à fabriquer de la manteigna, c'est à dire de l'huile d'oeufs de tortue géante. C'est très curieux et je vais vous le raconter en détails.

Au mois de septembre-octobre, les municipalités de Tomantinos et de Forteboa, également proches de cette plage, installaient un gardien dans une petite hutte. Il avait pour mission d'éloigner toutes les embarcations remontant ou descendant le fleuve, afin d'empêcher tout bruit de rames qui aurait pu chasser les tortues géantes qui allaient venir y déposer leurs œufs.

Par une nuit bien éclairée par la lune, une tortue géante sortait du fleuve et faisait un tour de reconnaissance le long de la plage. Le jour suivant, les traces de ses pattes étaient visibles sur le sable. Le gardien devait rester très silencieux, sans même allumer de feu dans sa hutte. La nuit suivante, la même scène se reproduisait. La troisième nuit enfin, un immense troupeau de plusieurs milliers de tortues sortaient du fleuve pour déposer leurs œufs sur la rive. Les habitants de cette plage disaient qu'on pouvait en compter jusqu'à vingt mille.

Les tortues creusaient dans le sable un trou de trente à quarante centimètres de profondeur, avec leurs pattes antérieures ou postérieures, et y déposaient leurs œufs, quatre-vingt à cent vingt œufs pour chacune d'entre elles. Puis elles les recouvraient de sable, qu'elles tassaient avec leur poitrine. La plage était ainsi littéralement farcie d'œufs. L'œuf de tortue géante est rond et de la dimension d'un œuf de poule ; son jaune est presque entièrement constitué d'huile.

Dès que les tortues avaient fini d'enterrer leurs œufs, des centaines de personnes, cachées dans leurs canots dans un coin de la plage, débarquaient et se précipitaient pour les renverser sur le dos afin de les empêcher de fuir. Ils les transportaient ensuite dans la forêt toute proche, et les déposaient à l'ombre, toujours le ventre à l'air, afin de les préserver du soleil très intense qui leur est néfaste.

Quelques unes arrivaient à s'échapper et retournaient vers le fleuve pour se jeter à l'eau. Mais elles allaient alors au devant d'un autre danger : au bord de la plage, une rangée de crocodiles les attendait pour s'en régaler.

Quant à celles qui avaient été déposées dans la forêt, elles n'étaient pas sauvées pour autant : là, ce sont les jaguars qui accouraient pour s'en faire un festin. Il n'était pas rare de rencontrer l'un de ces petits animaux quand on allait en chercher quelques unes pour notre consommation. Mais le Winchester, que nous ne lâchions ni de jour ni de nuit, trouvait là toute son utilité !

Voici comment on fabriquait cette huile de tortue : les indiens remplissaient les canots, restés sur les bords du fleuve, de ces œufs, qu'ils déterraient très facilement avec une pelle. Puis ils les ouvraient avec des piques de bois, y mélangeaient une certaine quantité d'eau et les laissaient exposés au soleil. Le jour suivant, une nappe d'huile d'une épaisseur de plus d'un pouce apparaissait. Ils la recueillaient et la faisaient bouillir dans des chaudrons, sur des feux aisément allumés avec du bois de la forêt. Ils la versaient pour finir dans des bidons de vingt litres environ, qu'ils se procuraient à cette fin, et les soudaient. L'huile était désormais prête à être exportée. Très savoureuse, elle était utilisée aussi bien pour la cuisine que pour le graissage des bateaux sillonnant les fleuves.

Pour ma part, dès que je vis tout cela, je ne perdis pas de temps à paresser : avec mes deux rameurs, j'allai dans la forêt couper quatre pieux assez solides que nous enfonçâmes dans le sable de la plage puis avec des feuilles de palme, nous fîmes un toit assez épais pour nous protéger du soleil et de la pluie. J'attachai ensuite mon hamac à deux de ces pieux. J'avais ainsi ma propre maison. Enfin, je déchargeai de mon canot le peu de marchandises qu'il me restait, ainsi que le caoutchouc que j'avais acheté, et je déposai le tout dans ma baraque.

Une fois le canot vide, nous commençâmes à faire comme les autres et ainsi, pendant les trois mois que je restai sur cette plage, nous fabriquâmes, mes rameurs et moi, dans les soixante bidons de cette huile. J'achetai les bidons vides à des commerçants qui se tenaient sur la plage. Ils coûtaient un shilling chacun. J'en achetai de plus à crédit environ deux cents, déjà pleins, à d'autres commerçants et les payai avec des ordres de virement du compte de mes oncles à Teffe. J'embarquai le tout dans le premier bateau pour Para qui jeta l'ancre en face de la plage, à destination des correspondants de mes oncles. Ce fut ma première affaire de quelque importance. Elle se révéla désastreuse. Je perdis, lors de la vente à Para, un tiers de leur valeur d'achat. Le marché avait été inondé, en effet, par un apport trop massif de cette huile, en provenance de plusieurs autres plages de l'Amazonie, ce qui fit baisser les prix. Chaque bidon valait environ une livre.

Après être restés trois mois sur cette plage, nous l'abandonnâmes en raison de la crue du fleuve qui l'inondait. En outre, il n'y avait plus d'œufs puisque tous ceux qui restaient s'étaient transformés en petites tortues qui sortaient peu à peu des trous de sable et se dirigeaient vers le fleuve. Sur le rivage, un autre banc de crocodiles les attendait et ils en avalèrent des milliers. Quant à nous, nous en ramassâmes plusieurs paniers et chargeâmes nos canots avec toutes les tortues que nous pouvions emporter. Bouillies, elles faisaient un met très savoureux. Celles qui restaient, environ une centaine, nous les retournâmes et elles se remirent elles même à l'eau.

J'en reviens maintenant à l'épisode intéressant que je voulais vous raconter.

Pendant que j'étais occupé à la fabrication de l'huile d'œuf de tortue, un bateau d'environ trois cents tonnes qui s'appelait « Morrua » jeta l'ancre en face de notre plage. Un canot en sortit et se dirigea vers la plage. Nous étions intrigués par ce que pouvait vouloir son passager. Un officier nous demanda alors, au nom du commandant, de lui vendre quelques tortues pour le repas de l'équipage. Nous lui répondîmes que nous ne vendions pas de tortues mais qu'il pouvait aller dans la forêt et en remplir son canot sans rien payer. Pour nous remercier de notre désintéressement, le commandant nous invita à déjeuner à bord, ce que huit à dix d'entre nous acceptèrent. On nous servit de la viande de bœuf dont nous étions privés depuis longtemps, puisque sur la plage, nous nous nourrissions uniquement de tortues et de poissons.

Le propriétaire du bateau, un colombien qui s'appelait le général Reyes, était à bord. Il se dirigeait de Para vers le fleuve Putumayo, distant de Para de plus de trois mille milles marins. C'est un affluent de l'Amazone, proche d'Iquitos, que je connais en partie. Il n'est pas très large mais très profond, navigable sur six cents à sept cents milles en aval. Au delà, il y a des chutes d'eau et de très hautes montagnes.

Ce fleuve s'étend sur trois pays : il appartient au Brésil depuis son embouchure jusqu'à une distance de cent cinquante milles ; Il y a là un poste militaire portant drapeau brésilien, avec quatre à cinq soldats et un commandant. Ensuite, de là jusqu'à deux cents milles en amont où il y a un autre poste militaire, il appartient au Pérou. A partir de là enfin, jusqu'à sa source, il appartient à la Colombie et presque toute cette région est couverte de quinquina. On extrait la quinine de l'écorce de cet arbuste.

Savez-vous comment on a découvert les effets de la quinine ? Je vais vous rapporter ce qu'on en racontait là bas :

Un missionnaire marchant dans la forêt pour convertir les braves indiens, rencontra l'un d'eux étendu par terre avec une forte fièvre. Cet homme s'approcha d'une mare et en but l'eau. Quelques heures plus tard, il allait tout à fait bien. Intrigué, le missionnaire essaya de faire boire la même eau à d'autres indiens qui brûlaient de fièvre. Il constata de nouveau que tous guérissaient. Il remarqua alors qu'un arbre était tombé dans cette mare et que son écorce - le quinquina dont on extrait la quinine- trempait dans l'eau.

Revenons-en maintenant au général Reyes. Il avait dans cette région quelques centaines d'indiens qui récoltaient l'écorce de ces arbres puis la chargeaient sur son bateau pour Para. De là, il l'expédiait en Angleterre et en Amérique du Nord. En ce temps là, la quinine avait beaucoup de valeur. Il amassa une grande fortune au cours des trois ans que durèrent ces voyages.

Une fois enrichi, il retourna dans son pays. A Bogota, il se consacra à la politique et devint même président de la Colombie. Durant sa présidence, un de ses frères alla à Iquitos traiter diverses affaires commerciales restées en suspens et y mourut.

Son frère, le président, pria le gouvernement péruvien de faire transporter le corps à Para puis de là à Bogota. La municipalité d'Iquitos, le préfet et d'autres autorités ainsi que les notables de cette ville, accompagnèrent le cadavre du frère du président et l'embarquèrent sur un navire de guerre à destination de Para.

Le voyage de Para à Bogota était très long et compliqué : il fallait descendre l'Atlantique depuis Para jusqu'à Valparaiso et de là remonter le Pacifique jusqu'à l'embouchure du fleuve « Magdalena », où est située la capitale de la Colombie, Bogota .

Bien des années plus tard, en 1910, nous étions, Préciada, ma femme, et moi, assis dans le patio de l'hôtel Carlton de Vichy. A côté de nous, se tenaient deux petits vieillards. J'appris qu'il s'agissait de l'ex-président Reyes et de sa femme, qui vivaient en France, retirés de la vie politique. J'allai vers lui et lui dis : « Mon général, je me permets de venir à vous afin de vous faire savoir que je fus l'un de ceux qui accompagnèrent le corps de votre frère à bord d'un navire de guerre péruvien, depuis le cimetière d'Iquitos jusqu'à Para,». Il se leva, prit une chaise, me pria de m'asseoir près de lui et me demanda de lui raconter tous les détails de ce voyage. Il voulut savoir si je venais d'Iquitos et si j'étais péruvien. Je lui appris que j'avais résidé à Iquitos où j'avais eu mes affaires, plusieurs années auparavant, que je n'étais pas péruvien mais natif de Tanger. Il me demanda alors si je connaissais à Tanger un ancien ministre de son gouvernement qui y vivait, ce qui était le cas. Sa femme se lia d'amitié avec Préciada. Elles sortaient ensemble tous les jours. Peu de temps après, il partit à Paris. Vous voyez bien à quel point le monde est petit !

Je dois vous préciser ici que plusieurs mois avant le naufrage du « Presidente del Para », nous étions déjà établis à notre compte, sans qu'il ne nous soit plus nécessaire de recourir aux correspondants de Para. En effet, ceux ci, la Maison Bento, s'étaient bien enrichis et avaient vendu leur affaire. Puis, ils étaient partis pour le Portugal. Leurs successeurs ne purent, ou ne voulurent, nous accorder les crédits que la maison Bento avait pour habitude de nous allouer. Nous soldâmes alors nos comptes avec eux. Nous leur devions à peu près trois mille cinq cents livres. Nous leur donnâmes des traites échelonnées de trois mois en trois mois, que nous leur payâmes religieusement, ainsi que les intérêts… et même les timbres de ces lettres de crédit! Désormais, nous étions donc indépendants.

Au bout de quelques mois, nous avions réussi à réunir, entre Iquitos et Teffe, la somme de deux mille livres, obtenue à partir du paiement des sommes que l'on nous devait et de la vente de quelques marchandises. J'avais utilisé cet argent pour acheter des produits à Para pour ma saison de récolte du caoutchouc sur le Jurua et les avais emportés, comme d'habitude, sur mon canot, à la remorque du bateau.

Ce fut à ce moment là que le naufrage eut lieu et je perdis tout ce que je possédais, excepté les marchandises que nous avions à Iquitos où était resté mon frère Moyses, votre père. Sans nouvelles de moi depuis plusieurs mois, il ignorait tout ce qui était arrivé. Nous étions, en effet, à une grande distance l'un de l'autre puisque pour aller du Jurua à Iquitos, nous avions du descendre du Jurua à Manaos, puis de là à Iquitos, c'est à dire naviguer pendant un mois environ.

Notre chaloupe avait sombré sur une plage et nous y restâmes, pris en charge par un habitant de ces lieux, jusqu'à ce qu'arrive un bateau de Manaos qui se dirigeait vers le haut Jurua. Il prit tous les naufragés à son bord et là, j'eus la stupéfaction, et la plus grande joie, de trouver, parmi les passagers, mon oncle Elias, qui me fit fête… et me donna des vêtements, puisqu'il ne me restait plus qu'un pantalon et une chemise.

Le caoutchouc, à cette époque, était au prix très bas, qu'il n'avait jamais atteint, de mille huit cents reyes le kilo. Ce prix me paraissait si bas qu'il me sembla ne pas pouvoir durer. Le marché devait donc forcément remonter. Je me mis alors à acheter à tout va du caoutchouc à crédit, payant avec des traites à quatre-vingt-dix jours. Nous étions très connus sur le Jurua, et l'on nous faisait facilement crédit. J'en achetai ainsi une très grande quantité, que j'envoyai à Para et Manaos, avec l'ordre formel de ne le vendre que quand j'en donnerai instruction.

Une fois la saison terminée, je descendis à Teffe sur le même bateau, et durant tout le trajet, nous rencontrâmes plusieurs navires qui sillonnaient le fleuve et venaient de Manaos et de Para. Nous arrêtions chacun d'eux pour demander le prix du caoutchouc. On m'annonça tout d'abord une légère hausse. Puis d'autres informations suivirent : les hausses se faisaient de plus en plus importantes. C'était au point que, lorsque j'arrivai à Teffe, mon lieu de résidence, le prix de la gomme était de six mille reyes, soit trois fois et demi sa valeur initiale d'achat. Mon frère n'avait toujours pas de mes nouvelles. Ce n'est qu'après plusieurs mois seulement qu'un bateau en provenance de Para arriva au port d'Iquitos et que plusieurs commerçants, anxieux de connaître les nouvelles, (et la principale d'entre elles était le prix du caoutchouc), se dirigèrent vers le quai. Avant même que le bateau n'abordât, ils se mirent à héler les passagers à bord. L'un d'eux, bien connu de nous, annonça à Moyses que le bateau « Presidente de Para » avait fait naufrage sur le Jurua, mais qu'heureusement son frère Abraham était sain et sauf. Je vous laisse imaginer l'angoisse de Moyses.

Il ferma son établissement et s'embarqua pour me retrouver à Teffe. Mais je n'y étais pas encore arrivé. Aussi continua-t-il son voyage jusqu'à Manaos, et là, il trouva dans diverses maisons commerciales le caoutchouc que j'avais envoyé depuis le Jurua. Il s'empressa de le vendre, de peur que le prix ne baisse de nouveau et il paya toutes les traites que j'avais signées. Nous fîmes un bénéfice de huit mille livres.

En arrivant à Teffe, on m'apprit que Moyses était passé et qu'il était maintenant à Manaos. Je continuai donc mon voyage en bateau et je ne pourrais vous décrire notre joie à tous deux de nous revoir. Tous ces événements eurent lieu en 1892.

J'annonçai alors à votre père que j'étais épuisé par ce travail en canot, et qu'il valait mieux liquider nos affaires à Teffe et sur le Jurua pour bien nous établir à Iquitos.

Ainsi s'achevèrent ces quatorze années de travail à bord de mon canot. J'y avais eu une vie très éprouvante et pleine de risques. Je remercie le Tout-Puissant pour tous ses bienfaits.

Avant de vous raconter ce qu'il en fut de nos nouvelles affaires à Iquitos et du voyage de Moyses à Tanger la même année, je voudrais vous relater un des incidents que j'ai vécu sur le Jurua, alors que je naviguais sur mon canot :

Il y avait dans cette région un individu, voleur et assassin, qui terrorisait toute la contrée. Il entrait dans les baraques et, usant de sa force, prenait tout ce qu'il voulait. Tout le monde le craignait. Malgré tous mes voyages sur le fleuve, je ne l'avais encore jamais rencontré.

Un jour que j'abordai près d'une baraque au bord du fleuve, un petit homme s'installa à la proue du canot. J'étais assis à la poupe, sous une bâche.

Il m'interpella : « Eh, juif, donne-moi de la cachaça ».

« Tu vas tout de suite sortir de mon canot », lui répondis-je.

Il s'étonna : « Tu ne sais pas qui je suis ? ».

- « Qui que tu sois, sors tout de suite de mon canot », lui rétorquai-je

Il se présenta alors « Sais-tu que je suis la terreur du Jurua ? »

Comprenant de qui il s'agissait, je sortis mon fusil Winchester qui était à côté de moi, et le visai en lui répétant de sortir du canot. Ce genre de personnage portait toujours sur lui un poignard très effilé, qu'il lançait de loin sur ceux qu'ils voulaient tuer. Mais il n'en fit pas usage. Il se contenta de me dire que j'étais « un brave juif », le premier juif vaillant qu'il avait rencontré. Il s'approcha de moi très amicalement et me donna une tape sur l'épaule. Je lui donnai la cachaça qu'il avait demandée et nous nous quittâmes amis.

Je voudrais maintenant vous raconter une mésaventure arrivée à l'un de mes clients, sur le fleuve Ukayali, près d'Iquitos. C'était un espagnol, bon et honnête. Il alla un jour chasser avec l'un de ses associés. Tous deux s'enfoncèrent dans la forêt et y croisèrent une bande de sangliers. Ils commencèrent par en tuer un certain nombre avec leurs fusils, jusqu'à ce qu'il ne leur reste plus de munitions. Mais les bêtes devenaient de plus en plus nombreuses et les entouraient de toutes parts. Se sentant menacés de mort, ils grimpèrent chacun à un arbre. Durant toute la nuit, les sangliers rongèrent les racines de ces arbres. L'un des deux hommes, voulant parer à ce nouveau danger, sauta sur un arbre voisin. Hélas les deux arbres s'écroulèrent, et l'homme fut dévoré en un instant. Les bêtes partirent enfin, laissant la vie sauve à mon client espagnol. Le journal Impartial de Madrid a publié ce fait divers à l'époque, raconté par cet espagnol et nous l'avons lu à Tanger.

Je désire aussi vous parler du piano que j'offris à ma soeur Sol.

En 1888, j'étais à bord d'un bateau à vapeur sur le Jurua, où voyageait également un monsieur alsacien appelé Kahn, gros commerçant à Paris, qui avait une maison à Manaos. Un autre bateau nous doubla et me remit une lettre de ma mère. Elle était très heureuse de m'annoncer que ma sœur prenait des leçons de piano. Comme nous étions des gens sans beaucoup de ressources, cette nouvelle me causa une grande joie. J'en parlai à ce monsieur Kahn, qui partageait ma cabine, et il me proposa d'envoyer lui même un piano à ma sœur, à Tanger. Je lui donnai l'adresse de mon père, et, au bout de quelques mois, il m'informa de son expédition. Je lui payai alors la facture qui se montait à soixante livres.

Ce piano causa une véritable révolution à Tanger. Mes parents vivaient modestement dans un petit appartement de deux pièces et une cuisine, au dessous de la synagogue des Assayag. Vous ne pouvez pas imaginer l'effet que cela produisit sur plusieurs de leurs connaissances qu'une famille modeste comme la nôtre reçoive un piano Pleyel ! Personne là bas n'en possédait d'une marque aussi renommée !

Votre mère, à mes côtés, m'empêche d'être trop médisant et de vous raconter combien ils taquinèrent ma mère avec ce piano. Quelques unes des plus grandes familles de Tanger, qui avaient plusieurs filles, nous enviaient et ne laissaient pas ma famille en paix. Tanger était à cette époque une toute petite ville, et ces gens ne pouvaient pas supporter que la famille Pinto commençât à sortir de l'ombre. Un samedi, l'un de ces messieurs - il avait plusieurs filles qui lui faisaient la vie dure - alla voir ma mère et lui en dit tant qu'elle se mit à pleurer. Ce piano existe encore et il est maintenant chez les Labos .

J'ai oublié bien des aventures que j'ai vécues lors de ces voyages en canot, mais je me souviens de ce qui m'est arrivé sur le fleuve « Japura ».

C'est aussi un affluent de l'Amazone. Il a trois embouchures : l'une près de Teffe, l'autre au dessus de Fonteboa et la troisième au dessous de Teffe. Ce fleuve est très large mais peu profond et il est presque totalement inhabité car des indiens anthropophages y vivent. Comme j'étais très aventureux, je pensai que je pouvais faire quelques affaires le long de ce fleuve.

J'y pénétrai par l'embouchure proche de Teffe, et je ramai trois jours en amont, sans rencontrer une seule baraque, ni quiconque avec qui j'aurais pu faire des affaires. Je décidai alors de m'en retourner à Teffe, et je commençai à descendre le fleuve. En fin d'après-midi, je vis une très belle plage où je résolus de passer la nuit. J'envoyai mes rameurs indiens pêcher et nous mangeâmes du bon poisson. Nous montâmes nos moustiquaires sur la plage, j'étendis une petite natte sur le sable, un bout de tissu blanc comme oreiller, et je mis mon fusil Winchester près de moi. Mes deux rameurs, chacun avec leur moustiquaire, car on craignait beaucoup les moustiques, s'allongèrent, chacun d'un côté.

Très fatigué, je dormais profondément, quand j'entendis une voix qui m'appelait tout doucement : « Monsieur Abraham ! Monsieur Abraham ! Lève-toi ». Je m'assis et vis, derrière la moustiquaire qui était tout à fait transparente car la nuit était très claire, des formes sur la plage qui s'approchaient de nous. Nous sortîmes tous trois de nos moustiquaires, et courûmes vers le canot qui était heureusement près de nous. Nous y embarquâmes et le poussâmes au milieu du fleuve, abandonnant tout ce qui était sur la plage. C'est alors seulement que nous nous mîmes à tirer avec nos fusils. Je ne sais pas si nous en tuâmes quelques uns : Car c'étaient six jaguars qu'il y avait sur la plage !

L'homme qui me réveilla pour nous avertir était un noir de Bahia, qui s'appelait Malaquias. Il était d'un courage extraordinaire et il m'estimait beaucoup. Il resta à mon service comme rameur pendant plusieurs années.

J'eus un autre rameur, qui s'appelait Ventura. C'était un indien de la tribu des anthropophages du Japura. En 1880-1881, alors que nous étions établis à Caiçara, un métis qui partait pour le Japura chercher des ouvriers pour la récolte du caoutchouc, me proposa, en échange de quelques petites babioles (colliers de fausses perles, bracelets en toc, anneaux de métal et autres) de me ramener un indien. Quatre à cinq mois plus tard, il m'amena un très jeune homme, de quinze ans environ, complètement sauvage. Nous lui donnâmes le nom de Ventura. Il resta avec moi quinze ans comme rameur et il se révéla être un ivrogne et un voleur. Après deux ou trois ans, il me demanda de retourner en visite dans son pays. Je lui donnai un petit canot et il revint au bout de quatre à cinq mois.

Nous eûmes à notre service pendant plusieurs années un autre indien, de la tribu des Tucumas, que nous emmena du fleuve Ukayali monsieur Léon Maimaran. Celui ci, mon frère Jaime l'emmena à Tanger, où il vécut avec nous. Jaime lui acheta un cheval avec lequel il se promenait. Il revint à Iquitos, avec un des nôtres et fut pendant quelques années encore notre cuisinier.

Dans le cours de ces mémoires, je ne vous ai pas encore parlé de mon frère Jaime, qui vint de Tanger en 1888. Il resta d'abord deux ans dans le Jurua, puis à Iquitos. C'était un jeune homme très sympathique, jovial et plein de bonté. Il était estimé de tous ceux qui avaient à faire à lui. Son amabilité rendait plus faciles toutes les démarches auprès du gouvernement, des douanes, des clients...Il ne travailla pas longtemps, sa santé ne le lui permit pas, mais dans tout ce qu'il faisait, il obtenait de bons résultats.

Je reprends mon récit au point où je retrouvai Moyses à Manaos en 1892. Nous prîmes alors la résolution de poursuivre nos affaires à Iquitos à une plus grande échelle.

Pour cela, nous partageâmes les huit mille livres que nous avions gagnées. Nous laissâmes quatre mille livres à Para. Pour le reste, Moyses ayant décidé de retourner à Tanger puis de poursuivre très vite son voyage vers Manchester, nous décidâmes qu'il emporterait deux milles livres pour y faire des achats, et qu'il laisserait les deux autres mille à Tanger.

Quant à moi, une fois liquidées mes affaires à Teffe et au Jurua, où je renonçai à presque toutes les sommes que l'on me devait, je partis pour Iquitos, afin d'y attendre les marchandises que mon frère devait m'envoyer.

Nous ne connaissions personne à Manchester, mais mon père était très ami de monsieur Yahia Benassayag, une très bonne personne, apparenté à ma mère. Il représentait à Tanger, et dans tout le Maroc, la firme « Henri » de Manchester. Moyses lui demanda une recommandation pour cette firme, afin d'y ouvrir un crédit, en lui remettant les deux mille livres qu'il avait emmenées

Lorsque j'arrivai à Iquitos, il n'y avait presque plus de marchandises dans l'entrepôt que Moyses avait fermé avant son départ à Manaos, quand il avait appris mon naufrage.

Mais avec l'argent que nous avions laissé à Para, et pour ne pas perdre de temps, j'achetai des produits brésiliens - farine de manioc et autres - des affaires assez modestes. Certaines personnes, comme les associés de la maison « Marius et Lévy », se moquaient de moi, me disant que je faisais des affaires « grandioses ». Un autre, un français celui là, me disait que le jour où arriveraient mes marchandises, il y en aurait tant que l'on serait obligé de demander aux policiers de les garder. J'endurais toutes ces moqueries et j'attendais. Le temps passait et cela faisait six mois environ que je ne recevais rien de Moyses.

Intrigué par ce retard, je me résolus à retourner à Para pour télégraphier à Tanger, puisque ni à Iquitos ni à Manaos, il n'y avait de télégraphe. Il me répondit, par télégraphe aussi, qu'il n'avait pas continué pour l'Angleterre en raison du divorce de ma sœur Sol, que j'ignorais totalement. Je savais seulement qu'elle s'était mariée. Je décidai alors de m'embarquer pour Tanger, et, le lendemain, je pris le « Lanfrank ». C'était également le nom porté par le bateau où j'embarquai à Lisbonne en 1879, mais celui-ci était un bateau neuf, moderne, et d'un tonnage plus élevé.

A mon arrivée à Tanger, je pressai Moyses de partir en Angleterre avec les lettres de monsieur Benassayag. Je passai trois mois à Tanger et je revins fiancé à Iquitos. Moyses ne retourna plus au Brésil à partir de 1892 et, de notre côté, nous reprîmes nos affaires à une plus grande échelle.

Je vous raconterai maintenant comment la Providence punît de ses moqueries et de son orgueil la colossale firme « Marius et Lévy ». Ils avaient un capital de douze millions de francs de cette époque, ce qui équivalait à peu près à un demi-million de livres, et avaient ouvert des bureaux à Paris, Manaos et Iquitos. Au fil des années, ils suspendirent leurs paiements et j'eus alors la satisfaction de protester une traite de 760 livres qu'ils m'avaient donnée sur Londres et qu'ils n'avaient pas pu honorer.

Par ailleurs, quelques années après que nos affaires aient atteint leur apogée, arrivèrent au port d'Iquitos trois bateaux avec de très gros chargements pour notre maison de commerce. L'un d'eux, venant de Liverpool, avait fait escale à Hambourg, Le Havre, Anvers et Lisbonne. Les autres venaient de Para et Manaos. De tous ces ports, et aussi du Danemark, de Suède, d'Espagne etc..., ils avaient embarqué des marchandises pour nous. Il y en avait une telle quantité que nos entrepôts ne pouvaient tout contenir. De plus, certains produits comme les liqueurs par exemple, ne passaient pas la douane. Nous dûmes alors les laisser sous les intempéries pendant une nuit, le temps de trouver d'autres magasins. Et c'est ainsi que s'accomplît la prédiction que me faisait, en se moquant, ce français de la firme Marius : je dus, en effet, cette nuit là, demander à deux policiers de venir surveiller mes marchandises !

L'écriture de ces mémoires a été commencée de la main d'Abraham, fils de Donna , et poursuivie par Jacky. Je n'y ai pas parlé de mon frère Samuel parce que je me suis résolu à oublier et à pardonner.

Je ne me souviens pas de tous les évènements que vécut Moyses, quand il voyageait en canot, sauf de l'un d'entre eux qui faillit lui coûter la vie.

Il avait un canot sur le Jurua, qu'il laissait à la garde d'un ami, dans son débarcadère, une fois la récolte de caoutchouc terminée. Quand il voulut le reprendre, quelques mois plus tard, il le retrouva rempli d'eau de pluie. Les rameurs et lui retroussèrent leurs pantalons et commencèrent à le vider. Tout d'un coup, Moyses sentit un choc électrique qui le fit tomber. C'était une anguille électrique (puraque). Il y aurait laissé sa vie, si un indien n'était accouru à temps avec une bague métallique ou un bracelet qui neutralisent les effets électroniques de ces poissons, et s'il ne l'avait relevé et sorti du canot. En effet, si ce poisson vous passait deux fois sur le corps, vous étiez un homme mort.

Nombreuses et variées sont les aventures que je vécus lors de ces voyages en canot. Je me remémore maintenant certaines d'entre elles.

Pénétrant avec mon canot dans le lac Caiçaru, je vis, dans l'embouchure, une montagne d'eau se lever et j'entendis, au dessous d'elle, un grand bruit. L'eau commençait même à soulever notre bateau. Nous vîmes alors un grand boa qui sortait sa tête de l'eau et regardait de tous côtés, mais heureusement, nous réussîmes à nous échapper à temps en toute hâte avec notre canot vers le milieu du fleuve.

Je vis un autre boa dans le fleuve Envira, affluent du Jurua : cette fois là, nous dûmes aborder et courir dans la forêt pour lui échapper.

Une autre fois, après avoir péché beaucoup de poissons, nous remplîmes un grand panier de ce qui restait de notre dîner pour le manger le jour suivant. Nous amarrâmes le canot sur la rive, et je posai le panier à mes pieds. Je dormis sous un dais, à la proue du bateau, là où j'avais ma petite boutique. Le canot, très chargé, dépassait de l'eau de vingt centimètres à peine. Tout d'un coup, j'entendis un grand bruit et un corps qui plongeait dans l'eau depuis notre embarcation. C'était un crocodile qui, s'aidant de ses pattes, avait pu monter à mi-corps et avait dévoré tout le contenu du panier. Par miracle, il n'avait pas pris mes pieds.

Un autre jour, j'arrivai à l'entrée d'un lac où l'un de nos clients, un certain Lima, travaillait dans le caoutchouc, à bord d'un petit canot que l'on appelait là bas montariu et qui contient à peine trois personnes. L'entrée de ce lac était trop étroite et elle était littéralement pavée de têtes de jaeures. Or, il faut savoir qu'un seul d'entre eux peut, d'un coup de queue, faire chavirer un canot. Pour arriver au lac, je dus donc passer par la terre, au milieu de la forêt.

Il fallait faire très attention, quand on pénétrait dans la forêt, car on s'y perdait facilement. Certains avançaient avec une boussole, d'autres se repéraient avec le soleil, mais on ne le voyait pas toujours à cause de la hauteur des arbres. Le plus sûr était de marquer les arbres avec une mâchette ou de casser des branches pour signaler le chemin et pouvoir l'emprunter de nouveau au retour.

A Teffe, la veille de Kippour, j'attendais le bateau de Youyou Lévy, pour continuer jusqu'au Jurua. J'avais avec moi deux canots pleins de marchandises à embarquer à bord du bateau, l'un des deux devant être mis à la remorque pour mon travail de commerce.

Or Youyou ne rentra pas à Teffe ce jour là, préférant passer le jour de Kippour dans un port à quelque distance de là, après avoir amarré son bateau. Est-ce que vous imaginez le préjudice que cela lui causait et ce qu'il sacrifiait à tenir ainsi son bateau et des centaines de passagers immobilisés, afin de passer le Jour Saint dans ce port ? Quelle foi dans notre religion !

L'après midi, une tempête se leva à Teffe et mes deux canots, qui étaient sur la rive, prirent l'eau. Tout fut mouillé et je dus, à cette heure tardive de l'après midi, chercher de la main d'œuvre pour m'aider à sortir les marchandises de l'eau. Je pus difficilement trouver deux hommes avec lesquels je travaillai durement à ramener à l'abri tous les produits trempés.

Il était déjà très tard et c'était l'heure de la prière du soir (Arbit). Les quelques juifs qu'il y avait à Teffe se réunirent dans la maison de mon oncle Elias. J'eus tout juste le temps de changer mes vêtements trempés et, sans manger, j'allai chez mon oncle. Je passai donc Kippour sans avoir pu manger avant le jeûne.

Après Kippour, Youyou arriva avec son bateau, mais je ne pus aller avec lui, car je dus faire sécher au soleil toute ma marchandise. J'en perdis d'ailleurs une partie. Je suivis sur un autre bateau, après m'être acharné à en récupérer le plus possible. C'était une des nombreuses calamités que l'on devait affronter au cours de ces voyages en canot.

Je vais maintenant vous raconter un évènement qui nous est arrivé à Moyses et moi à Iquitos.

Je devais aller à Para acheter ce qu'il me fallait pour mon travail sur le Jurua. Avant de commencer ce voyage, qui devait me retenir au moins six à sept mois sur ce fleuve, et comme je disposais encore d'un peu de temps avant mon départ pour le Jurua, je décidai d'aller depuis Teffe jusqu'à Iquitos pour voir Moyses. Sans cela, je n'aurais pas pu le voir durant huit à neuf mois.

Moyses m'avait aussi chargé d'acheter quelques marchandises pour Iquitos. J'expédiai mes achats pour le Jurua chez des amis à nous, en divers points du fleuve, afin de les reprendre en canot, au fur et à mesure de mes besoins, quand je remonterai et descendrai le fleuve, durant la saison de récolte du caoutchouc. Quant aux achats destinés à Moyses, je les embarquai avec moi sur un bateau, l'« Araguay », dont c'était le premier voyage à Iquitos. Il appartenait à une compagnie fondée à Para dans l'intention de faire de la concurrence à la grande société de navigation « The Amazon River ». Elle nous nomma d'ailleurs ses agents à Iquitos.

Je vous précise tout cela afin que vous puissiez mieux comprendre ce qui se produisit. Disposant donc encore d'un peu de temps avant de partir pour le Jurua, je pris ce bateau de Para à Iquitos, afin de rendre compte à Moyses de tout ce que j'avais fait. Arrivé là bas, le commandant, un certain Corria, invita à déjeuner à bord les autorités et les commerçants les plus importants, quarante à cinquante personnes au total, pour fêter l'inauguration des voyages de cette compagnie dans ce port.

A Iquitos vivait un jeune homme, Benjamin Maya, natif de la province de Marañon, au Brésil. C'était un jeune ayant reçu une éducation raffinée, aimable, jovial, de race blanche, sympathique. Il avait pris la nationalité péruvienne pour obtenir le poste de capitaine du port. Pour cette raison, les brésiliens d'Iquitos et d'ailleurs lui vouaient une grande antipathie, et même de la haine. Il se sentit très offensé de n'avoir pas été invité par le capitaine à ce déjeuner et jura de se venger de lui à la première occasion. Et cette occasion ne tarda pas à se présenter...

Tout le monde fit beaucoup d'éloges sur le vin rouge qui fut servi à ce repas, et il était en vérité très bon. Un commerçant d'Iquitos, un brésilien très connu, Manuel Nieves, le loua tant que le capitaine du bateau lui en offrit un petit baril d'une cinquantaine de litres. Le lendemain du banquet, il donna ordre de descendre ce baril à terre et de le livrer au domicile de Nieves. Et c'est là que cette histoire tourna au vinaigre.

Benjamin Maya, le capitaine du port, s'empara du baril, déclara que c'était de la contrebande et voulut l'emporter en douane. On informa le commandant qui intervint pour dire à Maya que les liqueurs et comestibles de bord n'avaient jamais payé de droits de douane nulle part (je ne sais pas s'il en était de même en ce qui concerne les marchandises qui, bien que destinées à la consommation à bord, étaient débarquées). Quoiqu'il en soit, la discussion s'envenima.

Le commandant prit alors un petit marteau de chez Nieves, fendit le baril, et le vin se répandit par terre. Devant ce geste, Benjamin Maya déclara qu'il l'arrêtait pour outrage à l'Autorité Publique. Il appela deux policiers qui l'emmenèrent pour l'emprisonner.

Lorsque cette nouvelle parvint à l'équipage du bateau amarré au port, il commença à s'exciter. On nous avertit nous aussi de ce qui était arrivé. Moyses était assez connu du gouverneur. Aussi prit-il sur lui de demander à le voir pour le prier de libérer le capitaine car l'équipage était très énervé.

Entendant cela, le gouverneur se mit à crier comme un fou : «Ah, mais vous êtes en train de me menacer d'un coup de force de l'équipage pour libérer le capitaine ! ». A ces cris, plusieurs personnes accoururent, parmi lesquels le chef de la police. Il lui dit textuellement « Monsieur le chef de la police, emparez- vous de monsieur Pinto, et au premier tir que vous entendrez dans la population, fusillez le immédiatement ! ».

Peu après, j'arrivai à mon tour pour m'informer de ce qu'avait fait mon frère et l'on m'arrêta moi aussi. On nous emmena tous deux dans la prison où était le capitaine, et là nous nous attendions tous à être fusillés.

Heureusement, devant cette menace, un homme qui s'appelait Mattos, personnalité très en vue de la colonie brésilienne, bien éduqué, aimable et intelligent, décida de demander à monter sur le bateau. Par chance, il réussit à convaincre le capitaine en second de larguer les amarres et de foncer vers le large, afin d'éviter que quiconque de l'équipage puisse sauter à terre. Une fois cet ordre exécuté, le gouverneur nous relâcha, sauf le capitaine du bateau qui resta prisonnier. Tout cela avait duré trois heures.

Une fois libres, alors que nous étions tous deux prêts à quitter la cour de la caserne, le fils du gouverneur, nommé Nicanor, se dirigea vers moi et me dit : « Rentrez chez vous, votre frère vous rejoindra dans une demi-heure. » Je refusai d'abord de partir. Cependant, Moyses et lui insistèrent tant que je finis par m'en aller. On le conduisit alors dans une pièce où le fils du gouverneur fit apporter une bouteille de vin et en remplit deux verres. Mais malgré l'insistance de ce monsieur, mon frère ne voulut rien entendre pour le boire et rentra immédiatement chez lui.

La majorité des habitants d'Iquitos étaient indignés contre le gouverneur. Moyses était en effet très estimé et les femmes l'appelaient « Le roi d'Iquitos ». Le conseil municipal se réunit en session extraordinaire, et fit inscrire sur son registre une énergique protestation contre ce gouverneur. Ce fut à tel point que le maire le fit arrêter et qu'il préféra s'enfuir en canot.

Aux approches du 28 juillet, date de l'indépendance du Pérou, le fils du gouverneur se rendit chez Moyses pour l'inviter, de la part de son père, au bal donné à la préfecture pour célébrer cette fête nationale. J'entends encore sa réponse : « Je vous remercie beaucoup de cette invitation, mais je n'irai que si on m'y traîne. »

Nicanor insista « Monsieur Pinto, laissez votre rancune de côté et venez à cette fête, mon père en sera très heureux. »

Rappelez vous bien ce que je vous avais dit au début de ces mémoires : je n'exagère, ni ne mens ni n'invente, tout est véridique. A cette époque, Iquitos était un village, où tout le monde se connaissait et était en étroite relation. De nos jours, c'est devenu une petite ville.

Après ces événements, j'embarquai pour Teffe et à l'arrivée à Loreto, ville péruvienne proche de Tabatinga, à la frontière du Brésil, le consul brésilien, qui résidait alors là bas, fut informé de la liste des passagers et me fit demander de rester quelques jours, jusqu'au bateau suivant, afin de lui faire un compte rendu exact des événements qui venaient de se dérouler à Iquitos. J'acceptai et je restai chez lui quelques jours durant lesquels je lui racontai tout ce qui s'était passé.

Il rédigea un rapport adressé à la princesse Isabel, régente de l'empire pendant les vacances de son père, Don Pedro II, à Cannes. J'ai gardé ici, dans mon bureau de Tanger, une copie de ce rapport. Cette princesse était mariée avec le comte d'Eu, de la famille d'Orléans et les brésiliens la haïssaient. En effet, l'empereur étant déjà très âgé, ils craignaient, à sa mort, d'être gouvernés par un étranger. C'est pour cette raison que la république fut proclamée.

Ce document eut l'effet suivant : quelques semaines plus tard, un bateau de guerre brésilien arriva à Iquitos et quand il mouilla au port, les services sanitaires et la douane se dirigèrent vers lui et lui ordonnèrent de repartir : «Hors d'ici ! Ce navire de guerre brésilien ne peut pas recevoir de visites ! » C'est ce que votre père me raconta puisque je n'étais pas à Iquitos.

Le capitaine du bateau brésilien et deux officiers en grand uniforme descendirent à terre et se dirigèrent vers la préfecture pour parler au gouverneur : « Nous venons au nom de notre gouvernement pour que vous nous livriez immédiatement le capitaine du bateau l'Araguay ».

Le gouverneur leur répondit : « A la suite d'un procès, il est en liberté provisoire, sous le contrôle d'un juge. Vous devez, le capitaine et vous même, obtenir l'accord du juge. » Ils réussirent à le faire libérer totalement et il repartit à Manaos dans ce même bateau de guerre.

Comme vous le voyez, le Pérou, pays beaucoup plus petit que le Brésil, vivait dans la crainte de son puissant voisin.

Après quelques mois, un ordre de Lima parvint, destituant le gouverneur, le sous-préfet et quelques autres, parmi lesquels un certain Benjamin Maya. Depuis ce moment là, le consulat du Brésil est établi à Iquitos.

Quelques années plus tard, l'administrateur de la douane, qui s'appelait Melena, très lié à votre père, prit sa retraite et alla vivre à Lima. De là, il lui écrivit une lettre très affectueuse, pour le remercier d'un emploi que nous avions donné à son fils à bord de notre bateau « Preciada ». Il lui donna des nouvelles du gouverneur, qui vivait dans un hospice de Lima, ruiné et très malade. Il avait dit à Melena, qu'il regrettait beaucoup sa conduite envers nous et le capitaine de l'Araguay, qu'il était entouré de mauvais conseillers qui l'avaient amené à commettre cette erreur de jugement. Cette lettre de Melena à votre père nous parvint à Tanger et Jacques l'a gardée afin que vous vous rendiez compte de l'homme qu'était votre père.

Je mets ici un point final à ces mémoires. Mais je voudrais auparavant vous faire observer que s'il est vrai que beaucoup de gens partent de rien et amassent de fabuleuses richesses, ils le font dans leur foyer, entourés de leurs proches et sans endurer les épreuves que nous avons supportées durant toutes ces années en canot. Grâce soit rendue à la divine Providence qui nous a sauvés de tant de dangers et nous a ramenés sains et saufs auprès de notre famille.

J'ai oublié beaucoup de curieux événements. Mais je me souviens du jour où j'entrai pour pêcher dans un de ces lacs si nombreux sur l'Amazone et ses affluents. La pêche est en effet plus facile dans ces lacs que dans les fleuves où il y a de forts courants. Je trouvai donc un lac, pas très grand, couvert de canards, des centaines, que nous pouvions attraper facilement, avec les mains, en les noyant. Nous en prîmes une trentaine, nous n'en voulions pas plus.

Celui qui se risque à entrer dans la forêt pour chasser ou pour aller d'une région à une autre, doit prendre garde aux fruits qu'on y trouve en grande variété. Il ne mangera que ceux consommés par les singes, les autres sont nuisibles et vénéneux.

Le bruit dans la forêt est assourdissant : les singes hurlent, les oiseaux font un bruit infernal, le jaguar ajoute son grognement rauque et terrifiant à ce concert.

On voit parfois des nuées d'oiseaux traverser le ciel, par groupes de centaines ou de milliers. On y trouve des perruches, un petit oiseau, plus petit qu'une colombe, bleu avec une tête écarlate. De nombreuses variétés de perroquets poussent des cris, formant un ensemble effroyablement cacophonique. Il y a un grand perroquet, dont je ne connais pas le nom et que je n'ai jamais pu voir, qui, toutes les six heures, de jour comme de nuit, comme une montre, chante d'une voix sonore.

Descendant le Javary vers Teffe, et déjà sur l'Amazone, je voulus passer la nuit dans un port. J'y amarrai mon canot. Mes deux rameurs s'en furent dormir à terre et moi je restai dans le bateau. A l'aube, je fus réveillé en sursaut par un grand choc. Mon canot s'était détaché et le courant l'avait entraîné pendant toute la nuit jusqu'à un groupe d'arbres au bord du fleuve, qu'il avait heurté. Je m'empressai de l'amarrer à un arbre. J'entendis alors un bruit terrible tout à côté, qui venait de la forêt.

C'était un troupeau de sangliers qui traversaient la forêt, écrasant tout sur leur passage. Les arbustes s'écroulaient, seuls les grands arbres pouvaient résister. Heureusement, j'étais sur mon canot et je n'avais rien à craindre. Je suis resté là, à attendre, jusqu'à dix heures du matin environ. Les deux rameurs apparurent alors avec le patron de la baraque du port. Ils s'étaient rendus compte de la situation au matin et avaient compris que le canot descendrait le courant. Mes deux hommes remontèrent avec moi et le patron de la baraque retourna chez lui dans son embarcation, montoria, petit canot avec un seul rameur.

Aujourd'hui, le 12 Novembre 1945 : de temps à autre, je me rappelle de quelques épisodes de ma vie en Amazonie : J'étais à bord d'un bateau, et nous entrâmes dans ce que j'appelle le petit fils de l'Amazone, le Riosinho, affluent du Jurua, lui même affluent de l'Amazone.

Nous arrivâmes au dernier point habité par un cearense un habitant du Ceara . Il était installé dans une baraque avec du personnel qui extrayait la gomme des hévéas. Nous devions lui remettre les marchandises envoyées de Para en échange de caoutchouc à embarquer. Nous y passâmes la nuit et, au matin, l'un d'entre eux demanda au commandant du bateau d'emmener avec nous une jeune indienne de 12 ans environ, pour la remettre à la famille où elle devait travailler.

Nous fîmes demi-tour et commencions à descendre le fleuve, quand, au premier méandre, nous vîmes plus d'une centaine d'indiens nus, armés d'arcs et de flèches, qui criaient. Une nuée de flèches tomba sur le bateau sans causer de victimes, par miracle. Le bateau continua à descendre et, à la plage suivante, il s'immobilisa et on fit descendre la jeune fille. Elle alla rejoindre les siens. Le commandant, craignant les représailles des indiens contre le cearense, refusa de l'emmener à Para.

Bien que cela n'ait aucune importance pour le lecteur, mais pour être véridique en toutes choses, le nom du fils du préfet d'Iquitos était Narciso et non pas Nicanor, comme je l'avais écrit plus haut.

Je ne cesse de penser à ce que j'ai vu de plus admirable durant toute ma vie - la plage des tortues. La plage entièrement truffée d'œufs : il n'y avait pas plus de quelques centimètres entre deux dépôts d'œufs. Il y avait en tout trois dépôts de menchones (c'est ainsi qu'ils appellent ce travail). Nous avons extrait les œufs d'un dépôt et demi. Les petites tortues sortirent des autres dépôts, et le courant du fleuve envahit la plage.

J'échappai un jour à un grand danger : un de mes rameurs et moi tirions le canot avec un câble depuis la rive, en suivant le courant du fleuve. L'autre rameur, à la proue du bateau, écartait le canot de la plage avec un grand pieu, afin qu'il ne s'ensable pas. C'est ainsi que nous remontions le fleuve, plus rapidement qu'en ramant à contre-courant. Nous vîmes alors, non loin de nous, une vache, descendue de la forêt pour boire au fleuve, s'enfoncer dans le sable et disparaître en peu de temps. Si nous n'avions pas eu cette scène sous nos yeux, nous aurions connu le même sort car c'était des sables mouvants auxquels personne n'aurait pu échapper. Plus on faisait d'efforts pour s'en sortir, plus on s'y enfonçait. J'ai encore, à l'index de ma main droite, une callosité provoquée par la force avec laquelle j'ai ramé.

Bien que cela n'ait aucun rapport avec ces mémoires, je vais vous raconter, pour vous faire rire, une anecdote au sujet d'un certain Jacinto Benatar, l'un des nôtres, un débrouillard. C'était un malin et il en savait long. Il habitait un village qui s'appelait Brebes, près de Para, où il tenait un petit magasin. Je ne sais quelle faute il avait commise, mais le chef de la police, qui était lieutenant, envoya un de ses hommes l'arrêter.

Quand le policier se présenta, il le reçut fort mal et lui déclara « Tu diras à ton chef que ni lui ni toi ne pouvez m'arrêter. Il y a une loi au Brésil selon laquelle quelqu'un d'un grade inférieur ne peut arrêter quelqu'un d'un grade supérieur. Seul quelqu'un d'un grade égal ou supérieur le peut. »

Le policier lui répondit « Et alors, pourquoi ne pourrions-nous pas t'arrêter ? »

Jacinto lui rétorqua « Tu vas voir pourquoi. » et il appela sa femme « Jamila ! Apporte la Ketouba ! »

La femme apparut avec le parchemin et il se tourna vers le policier « Pour cela! ». Ce dernier prit le document puis examina les lettres dorées et les motifs peints. Il le retourna plusieurs fois dans tous les sens et enfin le lui rendit en lui disant qu'il n'y comprenait rien.

Jacinto lui déclara alors « Il n'est pas nécessaire que tu comprennes. Sache que ceci est ma nomination comme colonel dans mon pays. Cours maintenant le dire à ton chef et qu'il vienne me faire des excuses.»

L'autre ne se le fit pas dire deux fois et alla trouver son lieutenant :

- « Nous nous sommes mis dans de beaux draps! »

- « Comment ça, il est colonel ? »

- « Oui, mon lieutenant, j'ai vu sa nomination de mes propres yeux »